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Chronique musicale

Le Figaro – Dimanche 2 septembre 1855

THÉÂTRE DES BOUFFES PARISIENS : Première représentation d’Une Pleine Eau, saynette, poème de M. Jules Servières, musique de MM. le comte d’Osmond et Jules Coste. – Première représentation du Violonneux, légende bretonne, musique de Jacques Offenbach. – Berthelier. – Mademoiselle Schneider. – Darcier.

On m’a reproché bien des fois le ton tranchant de ma critique, et quelques artistes, que j’ai trop peu épargnés, ont cru voir un parti pris d’école dans mes sévérités ; il est pourtant une justice que je puis me rendre, celle d’avoir été indulgent toujours à la jeunesse et sympathique à ceux qui commencent, et quand il m’est arrivé de rencontrer un succès de bon aloi sur mon chemin ; de devenir franchement peuple pour l’acclamer et lui faire cortège. Ces deux occasions de désarmer se présentent aujourd’hui, et je les saisis avec joie.

Les deux jeunes auteurs de la Fille du soldat, MM. le comte d’Osmond et J. Coste, viennent de faire représenter, aux Bouffes-Parisiens, en collaboration avec M. Jules Servières, un petit acte intitulé Une pleine d’eau. C’est une charge très réussie, en certains endroits, des grandes passions, du grand opéra et de la grande musique ; des lazzis modernes sur un fonds moyen-âge. Il y a des idées fraîches, de la mélodie dans ce nouvel essai de jeunes hommes du monde, un duo fort bien coupé au point de vue de la scène, sur ces paroles : Les époux bien assortis, le joli mariage ! Des dessins d’orchestre élégants, entre autres, la strette du duo marital en mouvement de valse. L’accouplement d’une des plus jolies idées d’Auber et de la chanson de Malbroug est une excellente folie musicale.

Le défaut de cette saynette, dont la représentation a été d’ailleurs très bien accueillie, c’est la répartition mal entendue de la musique dans la trame du poème : il y a des scènes, de dialogue et de chant qui, séparément, font longueurs. L’exécution de ce petit ouvrage est bonne ; mademoiselle Schneider, dont j’aurai à parler tout-à-l’heure, est d’une beauté toute patricienne sous son costume vénitiens. Pradeau a dans le jeu des excentricités de détail d’un effet certain sur le public : c’est tour à tour un clapottement [1] de la langue, une ruade étudiée et un roucoulant tyrolien, en un mot, une de ces extravagances que le rire absout. Avec sa physionomie franche et ouverte, Berthelier a l’imprévu et ce que je nommenai le velouté du comique ; il en possède aussi une qualité bien rare, la variété. Jamais le même et toujours l’homme de ses rôles, il n’y a pas d’analogie à marquer entre le Giraffier des Deux Aveugles et le conscrit du Violonneux.

Le Violonneux, dans l’origine et sous sa première forme, était une scène-chanson destinée à encadrer le talent de Darcier. Peu à peu, des détails ont poussé à l’idée mère, deux rôles ont surgi aux côtés du vieux ménétrier breton, et l’ouvrage, tel qu’il a été représenté mercredi soir, est non seulement le succès sérieux d’un théâtre qui commence, mais, de plus, un de ces actes complets qui méritent de prendre rang dans le répertoire de la musique française. Il n’y a, dans la partition d’Offenbach, pas une note à retrancher, pas une note à ajouter ; le musicien, tout en restant fidèle à sa nature, qui est l’aptitude scénique par, excellence, a su faire vibrer, avec un égal bonheur, les cordes de la gaieté et du sentiment.

Le sujet du Violonneux est d’une simplicité légendaire. La filleule d’un ménétrier breton, qui passe dans le village pour être un peu sorcier, aime un jeune paysan qui est tombé au sort. Plutôt que d’abandonner son amoureux, elle est décidée à se faire cantinière et à le suivre à la guerre. Le père Mathieu, celui qui, au dire du conscrit, converse avec le diable renfermé dans son violon, semble partager cette ardeur extrabelliqueuse ; il fait faire l’exercice à la jeune fille mais le vieux sournois a son idée. Le Violonneux s’est conservé un accès au château tout en faisant danser la chaumière. C’est au seigneur de Kerdrel qu’il compte avoir recours pour obtenir l’argent nécessaire à la libération du conscrit. Mais pendant qu’il est en train d’arranger les affaires de Pierre, celui-ci, de plus en plus désespéré, vient dire un dernier adieu à sa promise. Il la trouve, tenant embrassé le violon maudit à l’influence duquel il attribue sa mauvaise chance il le lui arrache des mains et le brise. Le paysan avait raison le violon est sorcier, car il peut faire, par enchantement, d’un pauvre ménétrier de village le châtelain de l’endroit. Le père du Violonneux avait renfermé, on ne saura jamais pourquoi, dans le Stradivarius grossier, un testament qui confère à son fils un droit de revendication sur le château de Kerdrel. Mais le vieux Mathieu est un fin matois qui a lu le Code et qui croit aux tabellions ; il déchire ce testament de comédie, unit les deux amants, et reprenant le gai lon lon la de sa ronde, entend rester, avec ou sans violon, le violonneux du pays.

Sur ce canevas où, malgré la naïveté du fond, se succèdent la situation gaie et la scène touchante, Offenbach a écrit une partition qui a réussi très fort auprès des artistes comme auprès du public. En dehors, du talent réel et aujourd’hui incontestable du musicien, il faut louer chez lui une qualité bien rare. Jeune, ardent, directeur d’un théâtre dont il est le compositeur applaudi, il peut ce qu’il veut. Un autre, en pareille circonstance, n’eût pas manqué d’écrire le sixième acte de la Reine de Chypre : Offenbach s’est borné à faire de l’ancienne comédie à ariettes, ne donnant à ses morceaux que juste l’étendue que la situation comporte. Qu’est-il résulté de cette modération à offrir en exemple aux musiciens trop ambitieux ? un tout mignon, mais harmonieux, coloré, complet. L’introduction (l’auteur n’a pas voulu d’Ouverture dans la crainte d’être prolixe), après quelques mesures de la ronde du Violonneux, nous fait entendre un très joli solo de violoncelle. Cette introduction, dans laquelle l’artiste a pris à tâche de se contenter, est un petit bijou comme facture. Les couplets : Je suis conscrit ! sont francs, bien déclamés et d’un comique excellent ; la demande en mariage a un caractère de simplicité touchante. La strette du duo des deux amants : Topez-là ! a enlevé le public. Il en faut dire autant du duo militaire entre Darcier et mademoiselle Schneider ; Offenbach n’eût-il écrit que ces deux duos, qu’il serait un compositeur scénique par excellence : il y a de l’électricité dans sa musique. Un homme qui connaît le théâtre et qui y réussit, me disait en parlant de l’auteur des Deux Aveugles : « Il tient le public dans sa main. » C’est là une image juste et vraie.

Le public a voulu entendre deux fois le troisième couplet de la chanson du Violonneux. Darcier y est admirable, et pourtant il a fait pour ce chant rhythmé ce que Duprez a fait pour la strette de la Juive : Dieu m’éclaire, fille chère, – un contre-sens heureux ! – La version du musicien est certainement la bonne, mais la traduction du chanteur saisit, pénètre ou éclate ; en l’écoutant, on a le frisson et des larmes plein les yeux. – Le morceau de maître de cette partition si réussie, c’est la romance du violon brisé. Mélodie profondément émouvante, dialogues d’orchestre remplis d’oppositions, sentiment, couleur, – cette romance est un diamant taillé à facettes.

Au théâtre, on ne réussit jamais à demi. L’exécution du Violonneux est donc excellente, et telle, que sur aucune scène et dans les conditions du genre, on ne saurait trouver un ensemble plus parfait. Berthelier a une bonne voix, étendue, vibrante ; il dit avec une ingénuité charmante un récit parlé sur un trémolo très intéressant de l’orchestre ; il chante à tue-tête et avec un désespoir plein de vérité ses couplets du conscrit, et avec une verve étourdissante la strette du duo de la demande en mariage.

Quant à mademoiselle Schneider, que la province nous envoie et que Paris a naturalisée à son premier essai, on ne saurait avoir plus de grâce, de finesse, d’enjouement, et d’esprit. – Elle chante avec goût, elle lance le mot avec la malice d’un fin, sourire, elle est jolie comme un ange. C’est, déjà mieux qu’une débutante, c’est une actrice, et cette actrice a pour elle la jeunesse, la distinction et la beauté. Rien qu’avec le balancement gracieux de sa tête charmante accompagnant le Rataplan du duo de guerre, mademoiselle Schneider avait conquis son succès de la soirée. Le théâtre des Bouffes-Parisiens a eu la main heureuse ; il a rencontré une amoureuse, et un premier sujet.

J’ai gardé Darcier pour la fin, non pas uniquement afin, de rendre justice à un talent que j’apprécie très fort : à cet égard, je n’ai rien à ajouter au crayon que j’ai tracé de l’artiste éminent ; mais pour constater que cet artiste a rencontré enfin un, rôle à sa mesure et un auditoire en état de l’apprécier. C’est le premier grand succès de Darcier à ce théâtre, un succès marqué aux deux coins : l’enthousiasme du public et l’admiration des artistes. Outre son grand style, son phrasé magistral que nul ne lui conteste, Darcier a dans les sons mixtes de la voix une séduction, irrésistible : on dirait les caresses d’un bourru qui ont le don de comprimer le cœur et de faire jaillir les larmes. L’expression manque pour dire l’art exquis avec lequel le chanteur détaille la romance du Violon brisé. C’est simple, c’est vrai, c’est beau !

Voilà donc, un grand, un légitime succès pour les Bouffes-Parisiens, et c’est du fond du cœur, et la main tendue vers sa main, que j’en félicite ce courageux, cet intrépide artisan de sa gloire nouvelle, qui a nom Jacques Offenbach.

B. Jouvin.

[1SIC

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