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La Soirée Théâtrale – Pierrette et Jacquot

Le Figaro – Samedi 14 octobre 1876

A peine revenu d’Amérique, Offenbach s’était remis à la besogne, préparant les trois opérettes qu’il doit donner cet hiver. A Etretat, à Aix où il était allé faire une cure, à Paris, il travaillait constamment, combinant des scènes avec ses collaborateurs, s’interrompant pour noter une mélodie qui lui traversait le cerveau, orchestrant, noircissant de nombreuses rames de papier à musique, domptant la fatigue, prenant un plaisir tout particulier à voir tant de besogne s’accumuler autour de lui.

Une fois pourtant, pendant ces trois mois si fiévreux qui se sont écoulés depuis son retour du Nouveau-Monde, une fois il faillit se reposer.

C’était en chemin de fer.

Il revenait d’Aix où M. Jules Noriac l’avait accompagné pour terminer la Boîte au lait dont les principaux morceaux ont été composés à bord du Canada.

On roulait depuis une heure à peine.

Tout à coup, Offenbach dit à son collaborateur :
– Si nous faisions un acte pour les Bouffes ?
– Un acte de plus pour la Boîte au lait ?
– Non. Autre chose. Comte vient d’engager deux jeunes filles, les deux sœurs, dont il y a quelque chose à faire… Tu verras… Il faudrait
pour les présenter au public parisien, un petit acte léger, une saynète plutôt qu’une opérette. Causons donc de cela.

Et l’on causa.

Revenu à Paris, Offenbach dit à un autre de ses collaborateurs, M. Philippe Gille :
– Tu n’as rien à faire en ce moment ?
– Pardon, j’ai le Docteur Ox pour les Variétés.
– Oui, c’est comme Noriac qui a la Boîte au lait… Mais n’ai-je pas les deux, moi, la Boîte au lait et le Docteur Ox ?… Il nous faut
vingt-quatre heures pour le petit acte dont je vais te parler ; cela fait huit heures chacun. On peut toujours disposer de huit heures dans
sa journée !

Et voilà comment naquit Pierrette et Jacquot, l’opérette que les Bouffes nous ont donnée ce soir, une opérette née dans un train
express et qui devait forcément être une opérette faite à la vapeur.

Le scénario fut tracé en déjeunant, on écrivit la pièce après dîner, c’est en soupant qu’on fit les morceaux, et Offenbach composa sa partitionnette, la nuit, avant de se coucher.

Daubray a appris son rôle, qui est encore assez long, entre deux répétitions de la Boîte au lait. C’est donc une véritable improvisation
que le public a eu à juger ce soir.

Mais il y avait une grosse question que M. Comte se posait. Fallait-il faire de cette représentation un semblant de première ? Fallait-il convoquer la presse ?

Le directeur des Bouffes se dit ceci :
– Quand je ne convoque pas la presse pour la première d’un acte sans importance, la presse se fâche, elle prétend qu’on n’a plus d’égards pour elle, et qu’il est scandaleux de voir un théâtre faire ainsi fi de son jugement. Quand je la convoque au contraire, elle ne se
fâche pas moins. Eh ! quoi, on nous dérange pour si peu. Un acte qui dure trois quarts d’heure à peine ! C’est vraiment trop d’aplomb !

M. Comte s’étant tenu ce raisonnement, a pris le seul parti qu’il avait à prendre.

Il a jeté une pièce d’argent en l’air en murmurant :
– Si c’est pile je la convoquerai, si c’est face je ne la convoquerai pas.

La pièce est tombée pile.

Pierrette et Jacquot, ce sont MMlles [1] Cécile et Esther Grégoire.

Laquelle est Pierrette, laquelle est Jacquot ?

Je n’en sais trop rien, car – comme les frères Lionnet – les deux sœurs se ressemblent beaucoup. Elles sont blondes toutes deux, maigres toutes deux, sympathiques toutes deux, et, par moments, leurs deux voix se marient si bien qu’on croirait n’en entendre qu’une seule.

Elles ont débuté dans la carrière artistique avec une troupe nomade qui exploitait le répertoire moderne et classique, la comédie, le
drame, l’opérette et même le grand opéra dans un théâtre forain. La troupe Grégoire parcourait l’Italie et y avait une grande réputation.
Quand elle venait planter ses tréteaux dans une ville, la foule accourait aussitôt et son succès était assuré d’avance. La troupe était nombreuse, et pourtant elle ne se composait que des membres de la famille Grégoire. C’étaient les frères Grégoire, les sœurs Grégoire, le père et la mère Grégoire, et les cousins, les cousines, les oncles et les tantes Grégoire !

Un jour, malheureusement, la discorde se glissa dans cette famille si unie et dont l’union faisait la force. Une discussion peut-être innocente dégénéra en dispute. Les frères, les sœurs, le père, la mère, les cousins, les cousines, les oncles, les tantes s’arrachèrent des
poignées de cheveux. Les cheveux des Grégoire jonchèrent le sol de l’Italie. Une vraie bataille. La troupe se divisa. Un tronçon garda
pour lui l’exploitation de l’Italie, l’autre remonta vers le Nord. C’est à Strasbourg qu’Offenbaçh, en route pour Vienne, entendit un soir cette dernière moitié de la troupe Grégoire jouer la Périchole. Il remarqua l’une des deux sœurs de ce soir et la signala à Comte. Quand
le directeur des Bouffes fit faire à celle-ci des propositions d’engagement on lui répondit :
– Une sœur ne va pas sans l’autre. Les deux ou rien.

Les sœurs Grégoire ne s’engageant pas au détail, M. Comte prit les deux et voilà pourquoi nous avons eu Pierrette et Jacquot.

Un Monsieur de l’orchestre.

[1SIC

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