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Théâtres

Le Gaulois – Vendredi 29 octobre 1875

Gaîté.Le Voyage dans la Lune, féerie en quatre actes, de MM. Leterrier, Vanloo et Mortier, musique de M. Offenbach.

La Gaîté est toujours le théâtre des merveilles, et le directeur qui vient de nous offrir le Voyage dans la Lune est le digne successeur de celui qui nous avait donné Orphée aux Enfers, Geneviève de Brabant, Jeanne d’Arc et la Haine, dont les magnificences peuvent être égalées, mais ne seront jamais dépassées. C’est déjà quelque chose que de supporter la comparaison avec le plus artiste et le plus prodigue de tous tes impresarii, et M. Vizentini sera flatté, j’en suis sûr de ce que les splendeurs de son règne naissant appellent ainsi, sans en être écrasées, le souvenir des somptueuses folies d’un prédécesseur qui se nomme Offenbach !

Le nouvel ouvrage, qui a pleinement réussi, est un mélange heureux de tous les genres qui se partagent en ce moment la faveur du public, et c’est là le secret du succès qu’il a obtenu. Il tient à la fois de la féerie classique par la fantaisie des costumes, l’invraisemblance des personnages et le sans-gêne du dialogue de la pièce scientifique, dont M. Verne est l’inventeur, par l’exactitude de certains décors, et enfin de l’opéra-bouffe par ses chœurs, par ses valses, par tous ces morceaux enfin dont le rhythme [1] entraînant accompagne si bien, sans l’encombrer jamais, la variété toujours nouvelle des tableaux.

Un voyage dans la lune devait donc plaire – et il a plu, en effet – aux esprits sérieux, que flatte cette excursion, si esquissée qu’elle soit, dans le domaine des sciences exactes ; aux rêveurs, dont t’imagination vagabonde est toujours tentée par les problèmes insolubles et irritants des mondes inconnus ; aux ditettanli, qui retrouvent avec bonheur les motifs pimpants et gracieux du maestro Offenbach ; au gros public, enfin, que séduiront sans cesse les infortunes d’un prince charmant et persécuté, les calembours de pitres en belle humeur, et les paillettes allumées par la lumière électrique aux jupes écourtées des danseuses. Toutes ces satisfactions réunies se sont résumées en un immense bravo, qui assure, dès à présent, à la nouvelle féerie un nombre incalculable de représentations.

Ce n’est pas ta première fois que la verve des écrivains est excitée par la mystérieuse planète dont la pâle et calme clarté illumine nos nuits ; de tout temps, on a cherché à lui arracher son secret ; les savants, au moyen de leurs calculs, et tes poëtes au moyen de leurs fictions.

M. Verne, dont le nom est devenu si populaire, a, lui aussi, fait un voyage à la lune, qu’il a entouré de toutes les découvertes de la science moderne et enrichi de ces mille détails qui rendent vraisemblables ses inventions les plus extravagantes. Mais comme chez lui, le merveilleux doit toujours être expliqué par une apparence de réalité, il s’est arrête et n’a pas osé pénétrer jusqu’au cœur de son sujet, se bornant à vulgariser ce que l’astronomie nous permet de savoir sur la lune.

MM. Leterrier, Vanloo et Mortier ont été plus audacieux ils ont simptement emprunté à leur illustre devancier son point de départ, c’est-à-dire le canon-monstre qui envoie : dans la lune trois ou quatre aventuriers, et dès lors, leur action nage en pleine fantaisie jusqu’au dénouement, où ils se rencontrent encore avec M. Verne qui, lui aussi, mais ailleurs, a feint que des voyageurs entrés dans un volcan sont rejetés sains et saufs au dehors, par une soudaine éruption. Là s’arrête une coïncidence voulue, pour ainsi dire, par le sujet il s’agit d’un jeune prince, gâté par son père te glorieux roi Vlan, qui, a bout de caprices, s’avise de lui demander la lune.

« La lune ? reprend le roi rien de plus facile ; justement, mon mécanicien Microscope vient de terminer un canon de vingt lieues de long dont il ne sait que faire nous allons monter dedans et nous irons là-bas, puisque ça t’amuse. »

Et les voilà partis. Ils tombent en plein royaume sélénite, gouverné par un souverain choisi au poids, et là commence la série des surprises prévues. Dans la lune, rien ne se fait comme sur la terre la végétation est spontanée, les employés travaillent les médecins guérissent, et les caissiers mettent de l’argent dans la caisse de leurs patrons. Ebahissement des voyageurs terrestres, qui font parfois la grimace devant les usages lunaires, notamment quand on leur sert des hannetons et des araignées pour toute nourriture.

Enfin, chose bizarre, l’amour est inconnu dans la lune, et il y a là une scène d’explications assez croustillantes, dont les auteurs se sont tirés avec assez de bonheur. Vous voyez d’ici que ce sont les aventuriers qui se chargent d’apprendre à leurs hôtes, ce qu’ils ignorent, et que le prince Caprice s’efforce de faire partager sa flamme à la princesse Fantasia, fille du roi Cosmos. C’est au moyen d’une pomme, dont il lui offre la moitié, qu’il fait enfin battre le cœur de l’innocente enfant. Cette réminiscence du paradis terrestre est gracieusement présentée ; le compositeur la encadrée dans un duo ravissant, que l’on a fait bisser à Mlles Bouffar et Marcus.

A partir de ce moment, le succès s’est affirmé d’une façon irrécusable, pour s’accentuer de plus en plus jusqu’à la fin. La Bourse des femmes, où la princesse est mise en vente et achetée par un agioteur doré sur tranche, fournit à Mlle Zulma Bouffar l’occasion d’un véritable triomphe dans un boniment chanté de charlatan, qu’elle débite avec un entrain et une crânerie extraordinaires. Le ballet de la Neige est une merveille de décoration, de costumes adorables, où quatre mignonnes hirondelles s’agitent frileusement au milieu d’un essaim de ballerines enduvetées de cygne, pendant que des flocons innombrables palpitent en l’air et donnent à tout le tableau une allure idéale de frissonnante vérité.

Ce tableau est charmant d’un bout à l’autre et fait le plus grand honneur au chorégraphe Justament, qui l’a réglé.

Puis vient le grand décor à sept transformations, de Cheret ; l’intérieur du volcan, dans lequel tous les personnages descendent ; l’éruption, la pluie de cendres et enfin le clair de terre, qui termine dignement cette succession d’éblouissements.

J’ai raconté, en courant, l’action qui prétexte tant de splendeurs. Il ne me reste plus, après avoir prédit au Voyage dans la Lune le grand et fructueux succès qu’il mérite, qu’à rendre justice aux interprètes. Mlle Zulma Bouffar est étourdissante de désinvolture et de verve ; elle porte à ravir des costumes chartmants, dont le premier gagnerait pourtant à être allongé, et elle détaille adorablement les morceaux que l’inépuisables maestro lui a confiés ; à côté d’elle, Mlle Marcus a fait applaudir sa gentille petite voix et sa grâce ingénue.

Christian est superbe ; il le sera encore bien davantage sous les traits du roi Vlan, et Habay donne une heureuse physionomie au boursier qui passe par là, un personnage épisodique.

Répétons-le une dernière fois : grand succès de pièce, de musique, de décors et d’artistes.

Une jolie entrée de jeu pour M. Vizentini.

François Oswald.

[1Sic

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