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Bouffes parisiens

Le Figaro – Jeudi 24 juillet 1856

CONCOURS POUR UNE OPÉRETTE

Mon cher Villemessant,

Le concours musical ouvert aux Bouffes parisiens a suscité des objections et des critiques. Cela devait être, et je m’y attendais. Il m’a été adressé à ce sujet un grand nombre de lettres. Vous-même en avez reçu plusieurs que vous avez bien voulu me communiquer. Comme il m’est impossible d’écrire à chaque personne, je vais, si vous le trouvez bon, résumer ici les principales observations, et tâcher d’y répondre.

Parmi ces lettres, il en est une qui mérite une attention particulière, car elle renferme, à peu près, toutes les critiques qu’a soulevées mon projet. Elle est signée Un compositeur presque quadragénaire. Elle contient, à travers quelques idées sérieuses, des réflexions aigres-douces, qui laissent percer une intention blessante ou tout au moins caustique.

Avant de la discuter, permettez-moi d’écarter au préalable quelques questions toutes personnelles qui m’ont été faites.

1° Quelle pensée a inspiré mon projet ?

C’est, je l’avoue, une idée toute personnelle et tirée de mon propre exemple. L’expérience m’a appris combien sont difficiles les débuts d’un jeune compositeur, que d’obstacles à vaincre, que d’amertumes à dévorer avant d’arriver au feu de la rampe. Eh bien j’ai voulu épargner à mes jeunes confrères ces épreuves douloureuses, et rien exiger d’eux que le talent.

2° Me présenterai-je au concours ?

Une pareille question est ridicule et injurieuse. Comment pourrais-je prendre part à une lutte dont je suis moi-même appelé à couronner le vainqueur ?

3° Si, il y a quatre ou cinq ans, une telle proposition eût été faite, l’aurais-je acceptée ?

De grand cœur et avec empressement. Aujourd’hui même, qu’un concours musical s’ouvre dans des conditions différentes, et je m’y présente sans hésiter.

4° Quels seront les juges du concours ?

Les sommités musicales offrant toutes les garanties du talent et de l’indépendance. Je m’occupe à les réunir, et j’en publierai bientôt les noms.

Venons-en maintenant à la lettre de votre correspondant presque quadragénaire. Cette épître est fort longue. Elle ne contient pas moins de quatre grandes pages d’une écriture très compacte. Ce qu’il y a de curieux, c’est que son auteur me reproche la prolixité de mon exposé. « L’œuvre de M. Offenbach, dit-il, est un peu longue, pour un homme qui parle tant de faire court. » L’antithèse est jolie, mais elle n’est pas heureuse, et l’auteur, en tous cas, ne prêche pas d’exemple. Je serai pourtant forcé de l’imiter ; car, comment répondre à tant de choses en peu de mots. Je tacherai, toutefois, d’être bref et de faire plus court que mon honorable contradicteur.

Deux, au moins, de ces quatre énormes pages, sont employées à persifler, dans des termes souvent très vifs, une œuvre dont l’auteur déclare pourtant le but louable et digne d’éloges.

Il parle de la démangeaison qu’éprouvent beaucoup de gens de « s’instituer publiquement le Mécène d’un art quelconque » ; il ne veut pas rechercher comment « après l’agriculture, l’arboriculture et l’horticulture, nous avons eu successivement la pisciculture et la gendelettreculture, et comment nous voici menacés de la musiculture ».

Il se demande si « nous allons décidément subir la dynastie des Véroningiens, et si, ayant supporté impatiemment un Véron à 10,000 fr., nous nous inclinerons humblement devant un Véronule à 1,200, en attendant que nous baisions plus tard la poussière des pieds d’un tas de Véronicules au rabais, de Véronicules de Monaco. »

Voilà le style et les aménités de ce monsieur envers un homme qui n’a d’autre prétention, dans la sphère modeste où il se trouve, que de tendre une main amie à des artistes inconnus et peut-être découragés. On se plaint que l’art est délaissé, pauvre, sans soutien, et quand vient une proposition tendant à le relever, à le produire, voilà comment elle est accueillie.

Mais venons aux choses sérieuses.

« Croyez-vous, dit notre correspondant anonyme, qu’un homme de 35 ans, qui a quelque conscience de sa valeur, voudra s’exposer à se trouver ostensiblement en concurrence avec un jeune garçon frais éclos du Conservatoire ? »

Pourquoi pas, si ce jeune élève a un véritable talent ? Est-ce que le mérite se suppute aux années ? Et si l’amateur de 35 ans n’a encore rien produit, n’est-il pas sur la même ligne que le mineur de 21, tout imprégné encore des grandes leçons qu’il vient de recevoir ?

Avec vos formalités pédagogiques, ce que vous aurez à juger, ce sera tous les seconds prix de Rome écloppés, tous les accessits incompris, tous les rapins de musique à peine sortis des classes ou qui s’y trouvent encore et se croient de naissance capables de faire toutes sortes d’opéras, etc. »

Je laisse à ce monsieur la responsabilité de ces qualifications cruelles J’ai dû les rappeler pour montrer la nature et le ton de sa critique. Inutile de dire que je la repousse de toutes mes forces pour l’honneur de tant de jeunes intelligences qui, bien que n’étant pas couronnées, n’en donnent pas moins de belles espérances. Oui, vous l’avez dit, c’est précisément pour ces seconds prix de Rome, pour ces accessits, préludes souvent de talents véritables, que mon concours est institué. Les grands prix de Rome ont leur gloire et leurs lauriers. Mais tous les autres sont-ils donc à rejeter dans les limbes et n’y a-t-il pour eux ni espoir ni avenir ? En vérité, cela est étrange.

« Rien n’éclaircit aussi bien les questions que les exemples, continue mon adversaire. » Et, à ce propos, il cite un compositeur qui, selon lui, ne se soumettrait, pas à l’épreuve de l’orchestration. L’exemple n’est pas heureux, car, précisément, l’artiste en question, très distingué d’ailleurs, est peu exercé à cette partie de l’art musical, et ne pourrait, en effet, concourir. Il en est beaucoup comme lui. Or, ce que je veux, c’est un concours sérieux qui fasse surgir des talents complets et véritables. Il ne faut pas que la mélodie soit faite par un auteur avoué, et l’orchestration par un anonyme. L’épreuve est pour un seul, non pour deux.

Ce qu’il y avait de plus simple à faire, suivant le compositeur presque quadragénaire, c’était de dire « La direction des Bouffes-Parisiens prévient, les compositeurs de musique qu’elle met à la disposition de tous ceux qui voudront concourir un poème dont ils trouveront des exemplaires telle rue, tel numéro, etc., etc. »

J’en demande bien pardon à l’honorable correspondant, mais c’était là le plus mauvais moyen. Le moindre des inconvénients était de livrer à tout venant un poème qui eût été défloré avant de naître, et qui n’eût eu, à la représentation, ni charme ni primeur.

Ne vaut-il pas mieux réserver cette faveur pour les six admissibles. Sans doute, il n’y aura qu’un vainqueur et cinq seront éconduits. Mais ces derniers n’auront pas entièrement perdu leur temps. Ils auront, à coup sûr, révélé des talents que je serais heureux d’encourager en leur confiant des livrets pour mon théâtre. Je prends même très volontiers l’engagement d’en donner à ceux qui auront le deuxième et le troisième rang dans le concours définitif.

Il est une difficulté qui préoccupe beaucoup notre contradicteur. Il y a des talents ignorés en province. Si l’une de ces étoiles lointaines habite les Basses-Pyrénées, par exemple, il faudra donc qu’elle vienne à Paris pour orchestrer, si elle est dans les six. Mais si l’admissible n’a pas 200 fr. pour faire le voyage, voilà un talent naissant étouffé. Si, ayant les 200 fr., il vient et n’obtient pas le prix, voilà un malheureux
ayant dépensé son petit pécule en pure perte.

Je n’ai, je l’avoue, aucun moyen de lever ces obstacles. Je ne suis pas la Providence, et ne puis envoyer la manne à ceux qui en sont privés. Je ne puis, en bonne conscience, m’engager à défrayer tous les talents que la province renferme. Je fais appel à tous, je les convie tous à mon banquet, je ne puis vraiment pas y ajouter les voitures.

Au fond, vous le voyez, mon cher Villemessant, il n’y a rien de sérieux dans toutes ces critiques. Je ne veux pas trop rechercher le sentiment qui les inspire, il me suffit d’en avoir montré l’inanité. Je crois avoir fait une œuvre utile, j’en ai du moins la conscience et le désir. Loin de moi la prétention de me poser en Mécène. Je laisse ce soin à de plus dignes et à de plus autorisés. J’ai seulement voulu tendre une main amie à mes jeunes confrères et les conduire, à travers les Bouffes-Parisiens, vers les grandes scènes où les attendent, peut-être, la gloire et la fortune.

Agréez, etc.,

Jacques Offenbach.

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