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Gazette de Paris

Le Figaro – Mardi 12 février 1867

Il faut croire que de toutes les professions libérales, celle de chroniqueur est la dernière. C’est du moins ce que semble indiquer une aimable niaiserie qui revient dans les journaux grands du petits toutes les fois que l’un des nôtres publie un livre ou fait jouer une pièce, ce qui n’est pas rare :

A peine le volume a-t-il paru, à peine le rideau est-il tombé sur le couplet final du vaudeville, que les prud’hommes de lettres, et ils sont ma foi fort nombreux, s’écrient en chœur :

« M. X… est mieux qu’un chroniqueur au jour le jour auquel on demande des nouvelles à défaut de style ou un certain entrain à défaut de talent vrai. »

Voilà donc qui est convenu ! Nous sommes des chiffonniers littéraires et nous ramassons des nouvelles sur le macadam quand nous ne sommes pas des pitres.

Telle est, du moins, l’opinion de M. Charles Yriarte, qui cause dans une feuille à images deux fois par mois avec un zèle qui lui a donné une place suffisante dans
l’une des deux catégories par lui signalées – peut-être dans les deux à la fois – de la chronique parisienne, et notre confrère n’est pas le seul qui parle ainsi. Le dernier des hommes de lettres, tous les fruits secs de la presse, les hommes graves qui discutent du haut de leur autorité acquise dans une demi douzaine de cafés du boulevard, sont tout à fait de l’avis de M. Yriarte, à, ce point qu’un aimable garçon, qui publie tous les cinq ans un volume ignoré, me dit l’autre jour ;

– Mais, mon cher, vous travaillez énormément.

– Que voulez-vous, lui répondisse il faut bien vivre !

– Parbleu, s’écria-t-il, je pense bien que ce n’est pas l’ambition.

En d’autres termes, cela voulait dire

– Au fond, vous faites un métier ignoble ; mais je vous le pardonne en raison de votre misère.

Certes, je n’oserai prétendre que la chronique est le dernier mot de l’art et que nos improvisations quotidiennes doivent servir d’exemple à la jeunesse studieuse, mais je ne pense pas qu’il suffit d’être un chiffonnier ou un pitre pour exercer dans ce journal une profession que j’aime, car elle me permet de toucher d’une plume légère – trop légère si vous le voulez – aux mille questions comiques, sérieuses, grotesques ou
élevées qui surgissent chaque jour dans Paris, et j’estime que cette profession vaut bien celle des gens qui passent leur vie à affirmer dans les journaux que l’art est dans le marasme, ce qui, entre nous, a été dit bien des fois et surtout dans ces derniers temps, à l’occasion des débuts d’une demoiselle qui vient de rentrer dans une vie médiocrement privée, après avoir réussi devant la noblesse et échoué devant la bourgeoisie.

En cette mémorable circonstance les hommes graves et quelques prud’hommes d’estaminet ont affirmé que Paris n’était plus possible ; que le théâtre parisien était
perdu à jamais, et que la nation française marchait vers un cataclysme. Il est à remarquer d’ailleurs que pour des hommes graves une nation est toujours à deux doigts de sa perte. Si vous voulez réussir dans le monde et passer pour un homme sérieux, vous n’avez qu’à prendre un air soucieux en disant d’une voix faible :

– Suzanne Lagier fait de l’argent à l’Alcazar avec des chansons douteuses. Quelle décadence ! Décidément la France est perdue ! l

On ne se figure pas le nombre des imbéciles qui aiment à entendre dire que leur pays est perdu. Depuis que je suis dans la presse parisienne, on m’a affirmé
cinq ou six fois par semaine que la France n’existait plus.

Quand Thérésa a débuté avec l’éclat que vous savez, la France était perdue.

Lorsque la foule contemple les périlleux exercices des frères Segundo, la France est perdue !

Une demoiselle légère parait sur un théâtre léger, dans un opéra léger, la France est perdue !

A chaque succès d’Offenbach, qui ne passe pas pour un homme sérieux, la France est perdue !

Un écrivain publie un volume léger, la France est perdue !

Les Américains inventent un nouveau Monitor, la France est perdue !

Une féérie réussit dans un théâtre, la France est perdue !

M. de Bismark a fait une visite à un ambassadeur quelconque, la France est perdue !

Elle est toujours perdue, cette pauvre France, du matin au soir et du premier janvier au trente et un décembre ! Mais il parait que les débuts de la demoiselle dont il est question plus haut avaient poussé la France jusqu’au bord du gouffre qui doit l’engloutir ; autrement, je ne saurais m’expliquer l’intervention de la jeunesse des écoles qui, au dire de quelques journaux bien informés, ne demandait qu’une occasion
pour passer la Seine et sauver la nation compromise par les débuts de Cora Pearl.

Quelques jours après cette annonce fantastique, on a sifflé en effet ; l’Amour s’est retiré du passage Choiseul, et j’espère qu’à présent la France est sauvée une bonne fois.

On m’affirme, mais j’ai de la peine à le croire, que ce sont en effet les étudiants du quartier latin qui ont sifflé la demoiselle. Ils n’étaient pas douze cents, mais on les appelait néanmoins les étudiants. Agissaient-ils au nom de leurs camarades ? était-ce une députation officielle de la rive gauche venue pour venger la morale
sur la rive droite ? Il y a dans toute cette affaire un point obscur qu’il s’agit d’éclaircir dans l’intérêt même des étudiants que j’aime comme tout ce qui est jeune et courageux.

Quand dix ou douze ouvriers en goguette chantent le répertoire des rues pendant que les acteurs jouent une pièce qui tombe, les journaux disent :

– Le peuple a fait justice de cette ineptie !

Or, il est bien évident que douze ouvriers ou titis ne représentent pas plus le peuple français que cinq ou six étudiants ne représentent les écoles. Je ne nie point que quelques étudiants qui s’ennuyaient au quartier Latin soient venus chez nous pour siffler une pitoyable actrice ; mais je me refuse à croire, de la façon la plus absolue, que la fleur des pois de la jeunesse intelligente se soit réunie pour nommer une commission chargée d’expulser Cora Pearl du théâtre des Bouffes-Parisiens
et de la rendre aux cabinets particuliers qui ne pouvaient se consoler de son départ.

Non, je n’ose croire que les aimables garçons du quartier Latin aient pris en commun une telle détermination sous le prétexte que la reprise d’Orphée compromettait la France et qu’il était temps de la retenir sur le bord de l’abîme, D’abord, au delà de la Seine on ne s’inquiète que médiocrement des petites turpitudes parisiennes qui alimentent la causerie du boulevard, et ensuite les étudiants, tout en étant parfaitement libres de manifester isolément leur opinion au théâtre, ne songent pas à imposer à la France les actrices de leur choix ou à purifier le théâtre contemporain. Ce dernier travail serait notamment de beaucoup au-dessus de leurs forces !

Il me semble que si j’avais encore la joie d’être étudiant, je protesterais pour mon compte contre la nouvelle étrange qui a couru dans les journaux. Le jour où il me serait prouvé que la jeunesse du quartier Latin, si forte dans ses croyances, si élevée dans ses ambitions, dépense ses colères pour une actrice de la dernière catégorie et son indignation pour des causes aussi mesquines, ce jour-là on pourrait peut-être dire avec quelque raison que la France est réellement perdue.

___

Si j’osais me permettre de donner un humble conseil aux jeunes gens de la rive gauche, je les engagerais à s’expliquer carrément sur l’incident des Bouffes.

Du moment qu’on laisse circuler le bruit que les écoles ont sifflé Cora Pearl, il suffit que demain quelques étudiants s’en aillent applaudir mademoiselle Cornélie, de l’Eldorado, pour que les journaux du soir disent :

« Une éclatante manifestation des étudiants a eu lieu hier au boulevard de Strasbourg. Les écoles ont prouvé par leurs applaudissements à quel point elles s’intéressent à la fusion de la chanson canaille et de la tragédie, et c’est avec un extrême plaisir qu’ils ont vu dans la soirée d’hier Racine se noyer dans un bock. »

Je ne pense pas que les étudiants aient l’intention de protéger la tragédie en détail. Du reste, ils ont à s’occuper de toutes autres choses chez eux avant de songer à la rive droite. La farce des Bouffes n’est, Dieu merci, pas de nature à troubler la sécurité du pays et à enflammer les ardentes indignations d’une jeunesse intéressante. Nous autres, qui avons l’habitude du boulevard et qui n’attachons aux incidents grotesques de la vie que tout juste l’importance qu’ils méritent, nous avons pensé du moins que l’avenir de la France n’était pas engagé dans les représentations d’une écuyère qui a voulu jouer la comédie devant son public ordinaire car il ne manquait à cette
mémorable représentation, pour compléter la société, que les garçons du Café anglais et de la Maison dorée. J’oserai même affirmer que les jeunes gens qui ont fait
le succès des nombreuses demoiselles qui ont si brillamment réussi dans les revues de Bobino n’ont pas le droit de se montrer plus exigeants au passage Choiseul que chez eux.

Pour nous, la France n’est pas compromise parce qu’il y a une grue de plus au ou de moins théâtre, et la morale que les jeunes gens du quartier Latin semblent décidés à prendre sous leur protection n’était point en danger au passage Choiseul. Si l’on veut siffler certaines femmes – ce qui me semble d’un goût douteux – il ne faut pas choisir le moment ou [1] elles embrassent une carrière indépendante de leur vocation. Dans la vie de Cora Pearl, il y a assurément des soirées plus mal employées que celles qu’elles a passées sur la scène des Bouffes. Quand une petite personne vient chanter d’une voix enrouée les airs d’Offenbach et danser le cancan sur un théâtre la patrie n’est pas plus en danger que lorsque ces dames du quartier Latin lèvent aux applaudissements des étudiants, la jambe à un mètre cinquante centimètres au-dessus du niveau des plus fortes crues de la Seine.

Albert Wolff.

[1Sic

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