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Gazette de Paris

Le Figaro – Vendredi-Samedi 16-17 août 1867

La petite fête d’hier a été d’autant plus charmante qu’elle a fait naître un incident dont il convient de dire quelques mots. La direction du théâtre des Variétés, jugeant avec raison qu’il fallait offrir le dessus de son panier aux braves gens qui vont au spectacle gratis du 15 août, s’était proposé de faire jouer par sa troupe d’élite le grand succès du jour, la Duchesse de Gérolstein. Cette spirituelle bouffonnerie n’a pas été jugée assez morale pour le peuple, et par conséquent la direction des Variétés a été invitée à remplacer l’opérette d’Offenbach par le Chapeau de paille d’Italie.

Le Moniteur n’ayant fait aucune révélation sur. les raisons d’Etat qui ont motivé ce véto, je me demande encore, à l’heure ou j’écris cet article, quelle scène de la Grande Duchesse est à ce point dangereuse pour la sécurité publique, qu’il faille la soustraire aux applaudissements du peuple. Malgré toute la bonne volonté, je n’ai pu trouver la moindre raison possible pour justifier la défense de l’administration et, d’autre part, j’ai relu le Chapeau de paille d’Italie sans y découvrir cette grande idée morale qui pouvait élever ce vaudeville classique au rang des saines nourritures officielles à l’usage du peuple.

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De deux choses l’une :

Ou la Grande-Duchesse est une pièce profondément immorale, et alors je ne m’explique pas qu’on en ait autorisé la première représentation et que les auteurs n’aient pas été poursuivis pour outrage à la morale publique, ou rien dans cette charmante bouffonnerie n’est de nature à inquiéter le parquet, et alors je ne comprends pas du tout comment une pièce qui a été jouée cent vingt fois sans troubler l’ordre public, a pu, dans la nuit du 14 au 15 août ; se transformer en spectacle fait pour corrompre les masses. Les braves gens qui stationnaient à la porte du théâtre depuis deux heures du matin ont été très désappointés, quand vers neuf heures et demie du matin le colleur d’affiches est venu leur ravir la plus douce illusion, en leur annonçant qu’au lieu de la pièce en vogue on jouerait devant eux la joyeuse bouffonnerie de M. Labiche, qu’ils connaissaient depuis pas mal d’années.

A la vues de cette affiche morale, où l’œil de l’observateur aurait en vain cherché les noms aimés d’Hortense Schneider, de Dupuis, de Couder, une partie du public gratis a immédiatement quitté le boulevard Montmartre sans se rendre compte de la circonstance toute particulière qui forçait le théâtre des Variétés à leur offrir un vieux spectacle. Mieux renseigné que la foule, j’ai passé une partie de la journée à chercher, sans succès, dans la partition d’Offenbach, une mélodie qui pourrait corrompre ce même goût public, que le Chapeau de paille d’Italie semble élever au niveau voulu. Mes recherches ont été infructueuses, je le confesse en toute humilité, et j’en suis encore à me demander comment un spectacle que tous les souverains étrangers ont à plusieurs reprises honoré de leur présence, peut être considéré comme un danger pour le peuple quand l’administration devrait au contraire se féliciter de voir ainsi la foule emboîter le pas aux rois

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Ce qu’il y a de plus clair dans cette affaire, c’est que l’administration désire que le peuple se régale, le 15 août, d’une littérature éminemment morale. Mais, sous ce rapport, le Chapeau de paille d’Italie ne me semble pas tout à fait remplir les intentions du programme officiel ; autrement l’Académie eût depuis longtemps décerné au spirituel Labiche plusieurs prix Monthyon. Moi, pour ma part, désirant avant tout ne jamais contrarier l’administration, je me suis demandé quelle saine littérature je pourrais bien m’offrir, à l’occasion de la fête nationale, et j’ai fini par lire le procès de Fontainebleau, dont personne ne contestera la haute moralité, et d’où j’ai tiré cette heureuse conclusion qu’une honnête femme ne doit jamais assassiner sa compagne dans la forêt de Fontainebleau ou ailleurs.

(...)

Albert Wolff.

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