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Tout Paris – Nos amis

Le Figaro – Samedi 18 novembre 1871

Comme presque tous les gens de talent, M. Victorien Sardou a beaucoup d’ennemis.

Je ne dis pas cela pour lui apprendre quelque chose de nouveau. Dans tous les cas, ce qui doit le consoler largement c’est qu’ils ne l’ont point empêché d’arriver.

Il serait même juste d’ajouter que M. Sardou est « arrivé » avec une telle rapidité que non-seulement les confrères de sa promotion ont été impuissants à le suivre, mais encore qu’il a visiblement étonné, je n’ose dire troublé, ceux qui brillaient depuis longtemps sur les sommets de l’art dramatique actuel.

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Eh bien, malgré son caractère aimable, malgré son talent si discuté quoique réel ; M. Sardou inspire à la foule qu’une sympathie relative.

M Sardou, – et si je me permets de lui dire cela, c’est que je suis peut-être un de ceux qui ont le plus chanté sa gloire, – M. Sardou, dis-je, à son insu peut-être, a une façon de faire parler de ses pièces avant leur apparition, qui finit, à la longue, par agacer les nerfs les moins sensibles.

Je ne crois pas que le tapage qui s’élève autour de chaque pièce que va donner M. Sardou, soit un fait dont on doive assumer sur lui toute la responsabilité.

Raison de plus pour lui montrer les inconvénients de cette réclame intempestive, appelée, à un moment donné, à lui causer les plus injustes querelles.

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Quand les ennemis de M. Sardou sont dans l’impossibilité de lui reprocher de s’être inspiré de l’œuvre d’un autre pour en tirer pied ou aile, la réclame fatale qui semble s’acharner après lui avec une persistance cruelle, veut que le mal vienne de sa propre faute.

Pour la Famille Benoiton, c’est un officier du nom de Benoiton qui exhale son mécontentement.

Pour Maison neuve, c’est parce qu’un reporter, trop zélé, a dévoilé l’intrigue de sa pièce.

Voilà trois mois que M. Sardou refuse une pièce promise par lui au Vaudeville, sous le fallacieux prétexte que ce malheureux théâtre n’a pas dans sa troupe le comique de ses rêves !

Etc., etc.

Ces exemples, je pourrais les citer à l’infini, si je n’avais point hâte d’arriver à mon but, c’est-à-dire au Roi Carotte.

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Le Roi Carotte, que tous les Français connaissent mieux que leurs propres secrets – tant ils sont bien gardés par leurs gouvernants – a pour lui toutes les chances de réussite imaginables : le nom de Sardou et celui d’Offenbach, qui est synonyme d’esprit de verve, de gaieté, de succès enfin.

Pourquoi faut-il que les maladroits amis de M. Sardou nous gâtent tout le plaisir que doit nous causer l’apparition des merveilles de cette féerie par des réclames aussi indiscrètes que nuisibles.

Je ne sais plus lequel de mes confrères disait dernièrement, par exemple, que l’on comptait beaucoup sur un septuor dont voici le refrain :

Je suis le roi Carotte,
Ah ! saperlotte !

Je comprends que M. Sardou, daignant faire une féerie, se soumette à toutes les exigences de ce genre aimé des frères Cogniard, mais il n’est pas possible qu’en lisant cette absurde réclame, l’auteur des Pattes de mouches et de Patrie n’ait point rugi et sauté jusqu’au plafond !

J’avoue que cette illusion s’est envolée, lorsque j’ai lu, quelques jours après, dans un autre journal, qu’en faisant des fouilles dans la propriété de M. Sardou, à Marly, les ouvriers y avaient trouvé un coffre plein de pièces d’or à l’effigie de Louis XIV.

La note ajoutait que l’illustre auteur du Roi Carotte n’avait point voulu profiter de cette bonne aubaine, et qu’il avait fait distribuer en billets à ces intelligents ouvriers – qu’il faudrait expédier dans quelque mine du Pérou – le montant de la somme dénichée par eux avec tant d’à-propos.

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Les mécontents, les aigris, que rien ne peut satisfaire, ont dit quand même :

– C’est un malin !… Au prix ou est l’or, Sardou fait encore une bonne affaire !

Moi, qui ne suis point aussi difficile à contenter, je ne regrette qu’une chose pour la modestie de M. Sardou, c’est que ce fait ait paru dans les journaux.

L’humanité est si mal faite, que vous ne la convaincrez jamais que ce n’est pas l’entourage dangereux de M. Sardou et non les braves maçons de Marly, qui ont raconté la chose au reporter complice de cette maladroite indiscrétion !

Après avoir fait Nos Intimes ! Sardou pourra écrire Nos Amis !

(…)

Victor Koning.

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