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Théâtre de l’Opéra

Le Figaro – Jeudi 29 novembre 1860

Le Papillon, ballet-pantomime en deux actes, quatre tableaux et une apothéose, par mademoiselle Taglioni et M. de Saint-Georges, musique de M. Jacques Offenbach, décors de MM. Cambon, Thierry, Despléchin, Nolau, Rubé et Martin.

A Monsieur B. Jouvin.

Mon cher ami,

Supposez un instant que vous êtes Louis XIV et que je suis le doge de Venise. Tout à coup, vous m’apercevez me promenant dans les plates-bandes de votre feuilleton. Naturellement vous me demandez : « Qu’est-ce qui vous étonne le plus en ce lieu imposant ? » Et tout naturellement aussi je vous réponds : « C’est de m’y voir, sire. »
Croyez bien que je ne m’aventure pas à chasser sur vos terres sans m’être mis en règle avec la gendarmerie. J’y suis d’ailleurs formellement autorisé par M. le maire de la commune de Figaro. Voici, en deux mots, comment les choses se sont passées.
Le premier acte du Papillon venait de finir, et, tranquillement assis dans ma stalle, je dévorais le livret de l’œuvre fantastique éditée par madame veuve Jouas et écrite par M. de Saint-Georges avec sa plume des dimanches. L’auteur m’avait pris sur ses ailes de flamme et m’avait transporté dans les royaumes bleus du rêve et de la fantaisie. Oh ! l’heureux privilège des poëtes ! j’étais à un million de lieues du monde réel, lorsqu’une voix bien connue murmura ces mots à mou oreille :
— Je compte sur vous pour l’article sur le ballet. Que votre copie soit à l’imprimerie demain matin avant onze heures.

Je me retournai ; votre beau-père était déjà dans le couloir de l’orchestre ; je m’élançai sur ses traces, il avait disparu, et me voilà sorti du théâtre sans l’avoir revu. Il m’eût été pourtant bien nécessaire de causer cinq minutes avec lui, avant de tremper ma plume dans mon écritoire, afin de prendre son la et de me mettre d’accord avec lui. Hélas ! je le connais mieux que personne, ce rédacteur en chef terrible, et le sais par expérience très capable, si je loue ce qu’il désapprouve, d’assaisonner ma prose de notes perfides et de l’embellir de renvois désastreux.
Dans le ballet nouveau, il y a une fée, la fée Hamza. Cette fée a une baguette, cela va sans dire, et elle en fait un usage on ne peut plus spirituel, à mon sens. Lorsqu’un personnage du ballet l’incommode ou la gêne, elle trace un cercle magique avec ladite baguette, et soudain le personnage reste cloué sur le sol, ne pouvant bouger ni pied ni patte. Sans plus de cérémonie, j’emprunte à la fée son précieux talisman ; je le dirige sur le chef de votre beau-père et je le condamne, pendant vingt-quatre heures, à une immobilité et à un silence absolus. (Entre nous, croyez-vous que cela le changera assez ? On ne le reconnaîtra plus dans sa famille.) De cette façon, s’il ne ratifie pas toutes mes opinions, il lui sera du moins interdit de les contrecarrer publiquement, la liberté de ses mains et de sa langue ne devant lui être rendue que mercredi matin, alors que le journal aura été publié depuis deux heures.

Il y a donc une fée, nommée Hamza, qui a été condamnée, par qui ? je l’ignore, à rester vieille et laide jusqu’au jour où elle aura reçu sur sa joue ridée le baiser d’un beau jeune homme. Je crois, mon cher Jouvin, que vous et moi nous avons déjà vu souvent quelque part, et plusieurs fois ailleurs, des légendes de tout point semblables à celle-là. Mais passons. Comme disent les auteurs dramatiques quand on leur cherche noise sur cet article, « c’est un détail. » D’autres nous reprochent avec ironie de chercher « la petite bête. »
— Eh ! eh ! point si petite, serait-on en droit de répondue à quelques-uns.
Cette fée Hamza est la Léonie Chéreau de la Circassie. Un jour qu’elle se promenait dans les Tuileries de l’émir Ismaïl, elle s’est emparée de l’enfant de l’émir, et s’est enfuie avec sa proie. L’enfant a grandi, elle s’appelle Farfalla, sert la fée en qualité de bonne pour tout faire et n’a pu, jusqu’alors, mettre à la caisse d’épargne que des coups de bâton.

On entend retentir une fanfare de chasse dans les bois, et peu après on voit entrer le prince Djalma, accompagné de Mohamed, son gouverneur, et d’une suite nombreuse. A dater de ce moment, le gouverneur Mohamed va prendre dans l’action une place énorme, que l’auteur ne lui avait point assignée, j’en suis certain, se faufilant au premier plan, lorsque sa place naturelle serait au dixième. Cet agaçant Mohamed est le Chicot de notre ballet, et je proclame M. Dauty le Mélingue de la pantomime. — Ah ! tandis que j’y pense, je vous préviens que le prince Djalma est le propre neveu de l’émir Ismaïl, et par conséquent le cousin de Farfalla, que la fée rudoie et « tarabuste » de plus en plus. — Tarabuster est, je présume, un verbe circassien, qui se sera glissé par inadvertance sous la plume poétique de M. de Saint-Georges.
Le prince Djalma indique, par une série de gestes éloquents, qu’étant en chasse depuis le matin, il a l’estomac dans les talons. Farfalla prépare le couvert ; mais la fée « touche la table avec sa baguette, et des vases d’or, un service magnifique, un splendide repas, remplacent le misérable couvert. » Ainsi parle le livret, et il ajoute : « Le prince est stupéfait de cette métamorphose » d’où l’on peut conclure que le prince n’est jamais allé aux Funambules, où le même truc se reproduit quinze fois par soirée. On entend une musique champêtre ; une noce de village fait irruption chez la fée ; on danse et Djalma, qui est un peu revenu de la stupéfaction que lui a causée la métamorphose de la table, exécute avec Farfalla une danse qui a été baptisée la Lesguinka dans le livret et qui est généralement plus connue sons le nom de mazurka.

Mais la nuit approche, et le gouverneur (toujours ce gouverneur !) engage son élève à partir. Il s’éloigne après avoir embrassé la mariée et la jolie servante. Quant à la fée, qui a eu l’aplomb de tendre sa vieille joue, elle ne reçoit qu’un salut respectueux. Furieuse, elle se réfugie vers sa quenouille et ordonne à Farfalla de venir filer à côté d’elle. Ici, je cède la parole à M. de Saint-Georges qui, avec une simple plume d’oie ou de fer, a trouvé le moyen de peindre un petit tableau que Grenue et Chardin eussent signé avec orgueil :
« Farfalla obéit en trépignant de colère. La vieille s’établit dans son grand fauteuil, place son rouet devant elle et s’endort peu à peu. Farfalla quitte alors sa quenouille, et va regarder par la croisée pour tâcher d’apercevoir encore le prince. Un ronflement de la fée la ramène bien vite à sa place. Puis, une idée folle, une malice de jeune fille lui vient à l’esprit. Elle passe derrière le fauteuil de sa méchante maîtresse, et lui chatouille le visage avec une fleur de son bouquet, en voltigeant autour d’elle, comme ferait une mouche ou un papillon.
_ » La fée, dans un demi-sommeil, fait le geste de chasser la mouche importune. Farfalla, ravie de son espièglerie, la recommence. La vieille ouvre un œil, s’aperçoit de ce qui se passe, et le referme aussitôt, tout en guettant sa servante, qui, enhardie par le faux sommeil de [1], se trouve prise sur le fait, et voit celle-ci se lever en fureur et courir après elle dans tous les coins de la chambre, sa quenouille à la main. »
— Ah ! tu m’empêches de dormir, petite scélérate ! dit-elle ; ah ! tu bourdonnes à mes oreilles, comme si tu étais mouche on papillon… Sois donc papillon, et reste papillon. Par ainsi tu n’auras plus d’autres amoureux que les entomologistes, tu ne me voleras plus les baisers qui me reviennent, et, tôt ou tard, j’aurai la satisfaction de te voir piquée dans un cadre avec une grosse épingle noire, qui ne sortira pas de chez Marlé.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Farfalla est transformée en papillon, et soudain le théâtre se remplit de papillons qui tourbillonnent avec fureur autour de la fée. « Celle-ci s’échappe éperdue, échevelée, sous l’assaut que lui livre le joli bataillon ailé. » Ainsi s’exprime la page 14 du livret, et il eût été difficille de rien dire de plus galant.

Mais le charme que j’éprouve à vous raconter ces inventions poétiques et ingénieuses menace de m’entraîner un peu loin, mon cher Jouvin. Il faut abréger, à mon vif regret et au vôtre, je le suppose, car je n’ignore pas, et personne n’ignore, dans la rue Coq-Héron, vos tendres sympathies pour cette littérature dont Shakespeare est l’aïeul, et dont Alfred de Musset est le petit cousin.

Le prince Djalma (ai-je besoin de dire que son gouverneur continue à marcher dans ses bottes !) se promène dans une forêt ; il est mélancolique et soupire en songeant que sa haute naissance l’éloigne à tout jamais de la servante Farfalla. Il a bien pu danser la Lesguinka avec elle ; mais l’épouser... que diraient les cabinets européens ? Il rencontre une jeune fille qui vient d’attraper un papillon ; il le trouve joli et le lui achète. L’ayant acheté et le trouvant très joli, son premier soin est de piquer la pauvre bestiole sur l’écorce d’un chêne, avec une longue épingle d’or « qui ornait sa coiffure. » Horreur ! c’est le cœur de sa bien-aimée qu’il a traversé de part en part. Ce papillon, c’est la pauvre Farfalla qui s’affaisse mourante dans les bras de son bourreau.

Je saute à pieds joints par-dessus divers épisodes tantôt tragiques, tantôt bouffons, et je vous transporte dans le palais de l’émir Ismaïl. Non moins heureux que l’honorable M. Hua, l’émir a retrouvé sa fille complètement dépapillonnée, et cet heureux père n’a rien de plus pressé que de se débarrasser de Farfalla en la mariant avec le cousin Djalma. La fée, qui a fini par accrocher un baiser, est redevenue éclatante de jeunesse et de beauté Elle adore Djalma, et, dans sa rage de voir qu’elle n’est payée d’aucun retour, elle n’hésite pas à transformer de nouveau sa rivale en papillon.
A ce spectacle imprévu, nous apprend M. de Saint-Georges, l’émir, les courtisans, les ministres, les graves ulémas eux-mêmes s’émeuvent ; et vous conviendrez, mon cher Jouvin, qu’un tel incident était bien fait pour émouvoir les graves ulémas en personnes.
Le quatrième tableau nous conduit dans les jardins de la fée. Magnétisé, dompté, vaincu par les incantations d’Hamza, Djabna est sur le point de l’épouser.
Déjà l’hymen agite sa torche classique. Attiré par la lumière, un papillon s’approche de la torche, voltige tout autour et finit par brûler ses ailes à la flamme. Ce papillon, c’est mademoiselle Ismail. Ses ailes brûlées, le charme est détruit, la baguette de la fée se brise entre ses mains ; elle est changée en statue. On voit se dessiner au fond des jardins un palais aérien, et c’est là, c’est vers cet hôtel de ville du royaume de la féerie que se dirigent les deux fiancés, dont le mariage se célèbre incontinent au milieu des flammes de Bengale les plus variées.

Tel est le poëme imaginé par M. de Saint-Georges. Ceux qui prétendaient autour de moi que c’est un chef-d’oeuvre et que l’Académie française devrait se précipiter aux genoux de son auteur, ceux-là exagéraient sans doute dans un sens ; mais, d’autre part, ils exagéraient dans le sens contraire ceux qui soutenaient que M. de Saint-Georges devrait être condamné à quinze ans de réclusion pour avoir commis le Papillon. Entre l’Académie et la réclusion, il y a une nuance. Je vote pour cette nuance.
En revanche, tout le monde a été d’accord pour louer la ravissante partition de Jacques Offenbach, la chorégraphie de mademoiselle Taglioni (rappelée et acclamée par toute la salle) et le talent supérieur déployé par mademoiselle Emma Livry. Tandis que je me bâte d’écrire ces lignes, j’ai encore devant les yeux et dans l’oreille une certaine valse, admirablement dansée par mademoiselle Livry, et pour laquelle Offenbach a trouvé un amour de mélodie, — sans compter beaucoup d’autres mélodies qui pourraient être chantées aussi bien que dansées. En revanche il y a un pas de châle que je n’aime guère et un pas de boucliers que je n’aime pas du tout.

Vers le milieu du deuxième acte, nous vîmes tout à coup une expression de douleur poignante se répandre sur le visage de Farfalla et l’on crut qu’elle s’était foulé quelque muscle de la jambe ou du pied. Ce n’était qu’une crampe, Dieu merci, et la courageuse enfant a continué son rôle au milieu des applaudissements les plus sympathiques, les plus chaleureux, les plus vifs. Du reste, rien n’égale le courage des danseuses. La petite Baratte, cruellement brûlée il y a huit jours, au bras droit et à la.... (devinez) gauche, a très joliment dansé un pas de trois en compagnie des petites Fiocre et Beaugrand. Mérante a eu sa bonne part d’applaudissements.
La fée Hamza, c’est mademoiselle Louise Marquet, belle à ravir quand elle apparaît dépouillée de ses guenilles de vieille. En la voyant si belle avec ses tresses brunes et en songeant à la beauté blonde de sa soeur Delphine, je me suis souvenu d’avoir demandé, il y a quelques années, une récompense nationale en faveur de madame Marquet la mère. Combien de sculpteurs n’a-t-on pas décorés et pensionnés dont les œuvres ne sont pas comparables à celles de madame Marquet ! Après la représentation d’hier, je crois le moment venu de renouveler ma demande en laveur, de cette grande statuaire.
Les décors du Papillon sont très jolis, sauf celui du deuxième tableau qui, est très beau. Il représente la clairière d’une forêt par une splendide journée d’été. Quant au quatrième tableau, les jardins de la fée, il y a là de grands diables de vases qui ont un peu trop l’air de nougats en train de fondre.

Dépêchez-vous de vous rétablir, mon cher Jouvin, et venez voir le nouveau ballet de l’Opéra. Vous serez enchanté de la musique de Jacques Offenbach, vous qui êtes rarement satisfait des musiques auxquelles on vous condamne ; vous lui consacrerez un article spécial, parce qu’elle mérite sérieusement cet honneur et vous applaudirez de toutes vos forces cette jeune Emma Livry, qui honore déjà à un si haut point l’école française. Pour ce qui est du livret, enverrez-vous M. de Saint-Georges à l’Académie ou à Cayenne ? Je n’ose me prononcer sur une question si délicate.

Je pense que votre terrible beau-père est toujours sous le charme de mes cercles magiques. Veillez, je vous prie, à ce qu’il ne sorte pas de la journée, et que Dieu me garde de ses notes, de ses commentaires et de ses renvois perfides !

ALBÉRIC SECOND.

[1mot illisible

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