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Courrier des théâtres

Le Figaro – Lundi 14 juin 1869

Un incident comique vient de signaler, à Londres, la seconde représentation de la Grande-Duchesse par Dupuis et mademoiselle Schneider.

Voici comment M. Raphaël Félix raconte lui-même la chose au directeur du Morning-Post :

Monsieur,

Hier soir mardi on léger accident, heureusement sans suite et sans gravité, a retardé de vingt minutes la représentation de la Grande-Duchesse.

Une explosion de gaz, survenue dans la salle des rafraîchissements du parterre, a brisé quelques vitres ; cela n’a cependant pas empêché l’ouverture des portes au public, et dès huit heures un quart la salle était comble.

Mais voici l’incident comique : nos dames artistes effrayées par la commotion étaient toutes dans la rue, elles ne voulaient absolument pas rentrer dans leurs loges, et elles n’ont repris courage que lorsque j’ai pu leur annoncer que la salle était pleine.

La représentation n’a pu ni finir ni commencer aux heures annoncées, j’ai dû solliciter quelques minutes de patience. Le succès a été éclatant pour tous ; car le public a bien voulu rassurer mademoiselle Schneider et ses camarades par des applaudissements.

Il est de mon devoir, M. la directeur, de vous écrire ces quelques lignes pour remercier en mon nom et au nom de tous mes artistes les spectateurs de la deuxième représentation de la Grande-Duchesse, pour toute la bienveillante sollicitude dont nous avons été l’objet de sa part.

Recevez, M. le directeur, l’assurance de ma bien vive considération.

Le directeur du théâtre de St-James’s,

Raphaël Félix.

St-James’s Theatre, King street, June 8.

Jules Prével.

Notra collaborateur Prével raconte d’après une lettre de M. Raphaël-Félix l’incident qui s’est produit à la deuxième représentation de la Grande Duchesse à Londres.

Nous recevons une lettre particulière qui complètent ces renseignements et donnent quelques détails pittoresques qui nous paraissent intéressants pour nos lecteurs :

« Les buralistes se préparaient à délivrer les billets, les artistes s’habillaient, l’orchestre s’accordait. Tout à coup, une formidable détonation ébranle le théâtre, les vitres volent en éclats, le gaz des couloirs et des loges
s’éteint.

C’est une explosion de gaz qui a lieu dans une salle basse, située derrière le parterre et qui sert de foyer de rafraîchissements.

Le désordre est au comble sur le théâtre ; nos dames artistes fuient à demi-nues, l’une d’elles arrive en chemise dans la cour. – Les choristes dégringolent les escaliers, les musiciens abandonnent leurs instruments. – Seul, le public qui fait la queue devant le théâtre, reste impassible et, avec cette dignité calme qui caractérise le vrai gentleman, attend tranquillement qu’on lui ouvre les portes.

Cinq pompes arrivent au galop. Un détachement de pompiers inonde d’eau la salle où commençait l’incendie. Les amateurs de spectacle ne bougent pas. Quelques minutes suffisent aux braves sauveteurs pour arrêter le désastre et devenir maîtres du feu qui est bientôt éteint. Pendant ce temps nos dames artistes restent attérées [1] dans la cour, en costume pittoresque, et légèrement shocking. L’une d’elles, mademoiselle Schneider, a fui chez un épicier. Ella s’est réfugiée dans le comptoir et refuse énergiquement de sortir du magasin. Le patron profite de la situation pour offrir à Schneider sucre, thé, bougies, et solliciter sa pratique. Mais comme l’une ne parie que français et que l’antre ne sait que l’anglais, il leur est difficile de s’entendre.

Enfin on rassure tout le monde, on rallume les becs de gaz et chacun retourne à son devoir.

On cherche partout mademoiselle Schneider, et on la découvre enfin, chez l’épicier d’en face.

Très vivement impressionnée, elle surmonte cependant son émotion. Il y avait bien de quoi, car sa loge ayant ressenti la secousse elle s’était subitement vue privée de lumière.

Le concierge m’a avoué ce matin que Mlle Schneider dans son déshabillé imprévu lui avait donné de bien charmants rêves. – Quant à l’épicier, il est tout fier d’avoir offert l’hospitalité à la diva, mais il s’est disputé
toute la soirée avec sa femme. Je ne sais pas pourquoi. Les médisants prétendent qu’il chantait trop haut les louanges de la Grande-Duchesse.

Pendant ce temps le public impassible à la porte attendait la fin de la tempête. – Il voulait voir la Grande-Duchesse, il lui fallait la grande duchesse.

Il est certain qu’à Paris semblable accident eût fait fuir les plus enragés, et que la représentation fût devenue impossible. Ici, pas un spectateur n’a renoncé au plaisir qu’il se promettait, et, froid, tranquille et fort de son droit, chacun est venu occuper la place qu’il avait louée ou qu’il voulait prendre au bureau.

Notez bien que l’entrée s’est faite pour ainsi dire au milieu des pompes et des verres cassés, car un grand nombre de vitres avait volé en éclats.

Un trait à ajouter.

Une nouvelle détonation se fait entendre, c’est la soupape d’une conduite d’eau que l’on vient d’ouvrir et qui lance à la hauteur d’un second étage un jet d’eau inondant la rue et les curieux.

Quant à la queue, elle ne bouge pas ! Voilà un trait caractéristique et qui peint à merveille le flegme britannique.

Personne ne manque à l’appel, si – un coryphée chargé d’un rôle insignifiant. – C’est un grand garçon de cinq pieds six pouces, une espèce d’athlète qui vous soulèverait vous et moi à bras tendu, – un homme très brave d’habitude. – On le retrouva dans un coin de la cour, et, pâle, il murmure d’une voix éteinte « Non, non, non, je ne rentre pas. [2] On l’entraîne de force, et il finit par s’habiller.

Vingt minutes après l’heure indiquée, la représentation commençait après un annonce du régisseur, qui a sollicité l’indulgence du public.

*
* *

Les deux premières recettes de la Grande-Duchesse ont atteint le chiffre de 15,000 francs.

Le succès de Dupuis et de Schneider a été complet.

Gustave Lafargue.

[1Sic.

[2Sic.

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