Entre Magdebourg et Berlin, juin.
A Monsieur Gambetta, député de la Seine.
Monsieur le député,
Si des hauteurs de la montagne, où tu planes désormais, tu te souviens encore de tes honorables amis perdus dans la foule, écoute, je t’en supplie, la voix d’un camarade en détresse, et fais moi voter une petite loi ainsi rédigée :
ARTICLE Ier. – Les chemins de fer sont et demeurent abolis.
ARTICLE 2. – Une gratification de mille francs est accordée sur la caisse de l’Etat au citoyen qui brûlera la cervelle à Jacques Offenbach.
ARTICLE. 3. – M. le baron Haussmann, préfet de la Seine, est chargé de la démolition des chemins de fer.
ARTICLE 4. – L’exécution de l’article 2 est confiée au citoyen, Albert Wolff.
Tu vois, mon cher Gambetta, que je ne suis pas de ceux qui demandent l’impossible. Sachant que les grandeurs t’exposent à de nombreuses sollicitations, j’ai pensé ne pas devoir réclamer de toi d’autre service que celui qu’on ne refuse jamais par cette simple raison qu’il ne coûte rien à l’ami qui le rend et qu’il comble de bonheur l’autre.
Tu sais, mon cher Gambetta, qu’au fond je ne suis pas plus sanguinaire que toi de qui quelques imbéciles ont essayé de faire un Papavoine politique. Mais, en mon âme et conscience, devant les Français et les Prussiens qui nous contemplent, je déclare qu’il y a des moments dans la vie d’un peuple où la tête d’un musicien compte moins qu’une tête de veau à l’huile.
Ce moment est arrivé.
Quand on n’est pas plus bête que moi, et que l’on s’adresse à un homme aussi intelligent que toi, il faut éviter les rengaines.
Aussi à propos des chemins de fer, je ne te la ferai pas à la diligence.
Non, monsieur le député, ce que je déplore, ce n’est pas la disparition de l’antique coucou, mais la confusion des races, que nous devons à la voie ferrée. Tu te figures peut être qu’il existe encore de par le monde un bon peuple allemand que, dans tes rêves, tu as du entrevoir blond, doux, sérieux ; tu penses peut-être encore avec les autres que, après la labeur du jour, autour de la table de brasserie, les Allemands, armés de longues pipes, parlent d’Hegel, de Fichte, de Kant, et qu’ils dissertent sur l’âme immortelle ? Erreur, cher ami, et comme tu es appelé à parler de l’Allemagne du haut de la tribune française, il faut au moins que tu la connaisses.
Les chemins de fer ont changé la vieille Allemagne.
Pour le quart d’heure, tu y es beaucoup plus connu que le sieur Hégel, et on parle bien plus de Jules Favre que du défunt Kant. Je ne m’en plains pas, crois-le bien, mais bien avant les passions politiques qui ont passé la frontière et enflammé les esprits de ce pays, Paris a donné à la vieille Allemagne la crinoline, les petits crevés et le répertoire de Jacques Offenbach. Le chemin de fer de la gare du Nord à la gare de Postdam n’est qu’un boulevard des Italiens prolongé ; la rapidité des communications et les expositions universelles ont jeté des milliers de bons Allemands sur les cailloux de Mabille ou le plancher tremblant de Bullier, et pas un seul de ces voyageurs n’est rentré dans son pays sans avoir emporté sous ses semelles un peu de cette boue parisienne dont on retrouve les traces dans les villes et à la campagne. L’œuvre que les chemins de fer ont commencée, Offenbach l’a achevée ; de même que la voie ferrée a bouleversé les mœurs de ce pays, l’opérette parisienne a aplati l’art si délicieusement naïf de l’Allemagne.
Autrefois, quand le soir s’étendait sur la campagne et que le vaillant gars du village, enlaçant sa blonde Gretchen, flânait le long de la rivière, il vous arrivait à travers le silence du crépuscule le refrain d’un de ces délicieux lieds, des merveilles de poésie, de grâce, de charme, qui parlent avec une simplicité admirable de la patrie et de l’amour. C’étaient, cher ami, de purs chefs-d’œuvre où se reflétait le caractère allemand d’autrefois avec ses naïves croyances et ses sublimes dévouements à la patrie et à la famille.
C’est alors que surgit Offenbach !
Il vint cet homme étrange qui a bouleversé le monde ; il vint avec son réel talent d’improvisateur, avec son esprit accessible à toutes les foules, avec sa prodigieuse fécondité ! Quand il eut bourré la France jusqu’à la gueule de polkas, de valses, d’airs de toutes sortes plus populaires les uns que les autres, les flots débordèrent et, se précipitant le long des voies ferrées qui en traçaient la route la plus directe et la plus commode, ils envahirent les pays voisins.
Et de la Seine au Mein, de la Gironde à l’Elbe, depuis la Cannebière jusqu’au port de Hambourg, les peuples, renonçant à la poésie nationale et aux mélodies que jusqu’alors le père avait transmises au fils se mirent à chanter les mêmes paroles de Meilhac et Halévy avec la musique d’Offenbach.
Depuis ce jour il n’y a plus de frontières ! La nationalité n’est plus qu’un vain mot. Si quelque chose vous dit encore que vous avez quitté la France et que [vous] [1] êtes entré en Prusse, c’est la couleur de l’uniforme ; au lieu de pantalons garances, des pantalons gris, un casque à la place du bonnet à poils... voilà tout. Pour le fond, rien n’est changé.
Ici comme là-bas des armées qui ruinent le pays, des lois qui arrêtent l’élan des esprits ; des deux côtés du Rhin la même dépravation, du goût, la même folie du luxe qui a empoisonné la vie de famille sur les bords du Rhin tout aussi bien que sur les bords de la Seine. De quel côté que vous tourniez le regard, vous voyez les maçons à l’œuvre ; les antiques cités disparaissent de la surface avec la simplicité de nos pères, et à mesure que toute vie nationale s’éteint, à mesure que les peuples voisins se précipitent dans ce galop infernal qui malheureusement n’est pas encore celui de la fin, à mesure que la pudeur lève jambe et que les penseurs sont remplacés dans la société contemporaine par des Glodoches, le flot des impôts monte et étrangle les peuples.
Jacques Offenbach a couronné l’édifice. De même que partout vous retrouvez les mêmes mœurs, les mêmes soldats et les mêmes impôts, le touriste entend partout les mêmes mélodies. Il n’y a pas une gare en Allemagne où l’on n’ait mis des affiches de spectacle d’où le répertoire national est banni au bénéfice de l’opérette. Dans ma jeunesse, on chantait les admirables vers de Gœthe, de Heine, de Muller. Gœthe a été tué par Meilhac, Henri Heine a été aplati par la muse de Ludovic Halévy ; les autres ont été étranglés par les poëtes aimés des cafés-concerts : je n’oserais pas affirmer que ce peuple se souvient encore des mélodies sans paroles de Mendelssohn, dès délicieuses compositions de Schubert. L’Allemagne n’a plus qu’un seul poëte, Ludovic Meilhac ; elle ne connaît plus d’autre musicien qu’Offenbach.
Si, au chemin de fer, un voyageur vous demande :
– Eh bien ! mais que pensez-vous de la situation politique en France ?
Aussitôt les six autres qui complètent le compartiment disent avec un entrain remarquable :
– Et Hortense Schneider, chante-t-elle toujours ?
Non, vraiment, ne vous dérangez pas pour voir la vieille Allemagne, ce n’est vraiment pas la peine de passer des nuits en chemin de fer pour retrouver le lendemain les faux chignons qu’on a quittés la veille et pour entendre tout le long, le long de la route les mélodies parisiennes.
Un instant pourtant j’ai cru retrouver un coin de la vieille Germanie, en Westphalie, le berceau des esprits subversifs dont Jean de Leyde était le Gambetta. C’était hier, à Munster, antique cité si riche en souvenirs historiques, où l’on montre encore, au haut d’un clocher, les cages en fer où furent enfermés les chefs des anabaptistes. Des siècles se sont écoulés depuis, et les choses n’ont pas changé. Il est vrai que l’on n’enferme plus les esprits subversifs dans des cages, et, de peur de troubler la symétrie du nouveau Paris, on ne les accroche plus au haut des clochers, mais la prison de Sainte-Pélagie, les cellules de Mazas valent-elles mieux que ces cages en plein air ? Je ne le pense pas, et dans tous les cas la vue y est moins agréable.
Rien ne peut donner une idée de l’étrange aspect de cette vieille cité allemande qu’on appelle Munster ; la place du marché est une pure merveille et la cathédrale est un chef-d’œuvre, par-ci par-là, dans les maisons basses est encadrée une demeure princière avec la large cour d’honneur où pousse l’herbe, les étonnantes grilles de fer d’un dessin si remarquable et les piliers de pierre de taille d’où des lions héraldiques montrent la langue en passant. Et là bas, au bout de cette rue d’un autre âge, s’élève au-dessus des maisons pittoresques la fameuse tour de l’église avec les cages en fer des anabaptistes.
On s’arrête émerveillé ; on respire... Enfin, voici donc la vieille Allemagne, ce « dit-on. » Et une vision étrange s’empare de votre cerveau ; il vous semble entendre au détour de la rue de joyeuses fanfares, annonçant au peuple prosterné sur le passage du cortége que le gouvernement fort en a fini avec les esprits subversifs et que dans un instant les anabaptistes flotteront entre ciel et terre dans les cages que vous voyez là-haut.
Puis, tout à coup, tandis que votre pensée vagabonde dans les grands siècles passés, vous entendez le bruit du piano, et une voix contemporaine chante :
ES WIRD VERKAUFT SO ODER SO
DAS SCHOENE SCHLOSS DES HERRN TOTO
Oui, mon cher Gambetta, là, sur cette place magnifique, en face de cette église superbe, dans le cœur de la vieille Allemagne, on entend le refrain du Château à Toto, et immédiatement le passé disparaît et dans les cages, au haut de ce clocher, on croit voir Gil-Pérès, Brasseur et Priston du Palais-Royal.
Ceux-là seuls qui ont connu ce désenchantement comprendront mon cri de rage contre Offenbach ! Quant à toi, Gambetta, il est inutile d’ajouter un mot.
Je t’envoie mon projet de loi… fais ton devoir !
Albert Wolf.