Par date

La Soirée Théâtrale

Le Figaro – Mercredi 22 mars 1876

Les théâtres en 1976

Le carême aidant les théâtres ne nous fournissent que maigre pitance. C’est pourquoi je viens de passer la soirée chez une somnambule. Oui, madame, chez une somnambule. Mais chez une somnambule extraordinairement lucide qui lit non-seulement dans le passé et dans le présent, mais dans l’avenir – ce qui, malgré les progrès de la science de seconde vue, est encore assez rare.

Le sujet une fois endormi, je lui ai fait poser cette simple question :

Le 21 mars 1976, dans cent ans, d’ici, jour pour jour, que se passera-t-il dans les théâtres de Paris ?

Et la devineresse m’a répondu sans hésitation :

— Je vois parfaitement et je puis vous instruire. Dans la maison de Bornier...

— Hein ?

— C’est ainsi qu’on nomme le théâtre le plus important de Paris, situé rue Richelieu... Je vois un très grand succès obtenu par une comédie satirique d’un auteur qui est le petit fils d’Emile Augier. Il est question dans cette comédie, d’un duc fort riche qui a, par vanité, donné sa fille à un homme du peuple. La comédie qui correspond bien aux idées tant soit peu réactionnaires du moment fait fureur. Les représentations classiques, du lendemain sont non moins fructueuses. On y joue la Fille de Roland, de de Bornier, Mahomet, de de Bornier, le Fils d’Hugues Capet, de de Bornier, le Neveu de Jeanne d’Arc, de de Bornier. On y joue également les Faux bonshommes, et la Haine, de Sardou, débarrassée de sa procession et de sa mise en scène. On a exhumé aussi le répertoire d’un auteur du dernier siècle, nomme Louis Leroy. Les Plumes de paon ont excité une certaine curiosité. On les as jouées un soir, précédées d’une conférence faite par un critique. En parlant de Louis Leroy, ce critique a soutenu qu’on était en train de faire un tort énorme au théâtre en dînant trop tôt, et en y venant trop tôt. Du temps de Leroy, a-t-il dit, il n’en était pas ainsi et les théâtres étaient bien plus florissants. En venant trop tôt au théâtre, on a tué les matinées. — L’Odéon.

— Ah ! Ah ! voyons, que fait l’Odéon ?...

— L’Odéon vient seulement d’ouvrir ses portes. Il a inauguré un nouveau foyer dans lequel on remarque les bustes et les portraits de Poupart-Davyl, de William Busnach, de Judic, de Dumaine et d’Abraham Dreyfus. On y exploite la pièce d’un Hottentot qui se passe chez les Hottentots et dans laquelle on a habilement intercalé des chiens savants et des acrobates. Ce qui fait du tort à l’Odéon, comme à tous les théâtres, du reste, c’est la concurrence formidable de l’Ambigu. L’Ambigu est tout simplement le théâtre le plus florissant de Paris. On l’a considérablement agrandi, et il est encore trop petit.

Le mélodrame est le genre à la mode. Cela dure depuis plusieurs années, malgré le critique conférencier dont j’ai parlé et qui prétend que le mélodrame est mort. Un drame nouveau y fait courir tout Paris. Cependant des petits journalistes accusent les auteurs de ce drame d’être des plagiaires et d’avoir audacieusement démarqué un ancien succès de l’Ambigu : le Courrier de Lyon.

— Et la Porte Saint-Martin ?

— Elle donne la 458e représentation d’un drame historique : le Siège de Paris. L’épilogue surtout, Dix ans après ou la Revanche, a été l’occasion de nombreuses manifestations patriotiques.

— Et l’Opéra ?

— Attendez, que je voie. Ah ! j’y suis. L’Opéra joue invariablement les Huguenots, Faust, la Juive, la Favorite et le premier acte de la Source. On y prépare une représentation extraordinaire au bénéfice de Laferrière, qui songe, dit-on, à se retirer du théâtre. L’escalier a gardé tout son éclat, mais il a été distancé par celui du nouveau Théâtre Lyrique, auquel on a annexé le square des Arts-et-Métiers tout entier.

Le Théâtre-Lyrique joue des opéras absoment incompréhensibles. Moins on les comprend et plus ils font de recettes. L’Opéra-Comique est moins heureux. Il en est réduit à l’éternelle Fille de Mme Angot qu’on cherche vainement à rajeunir par l’engagement d’un nouveau ténor, transfuge de l’Opéra. Il y est question de plusieurs grandes solennités musicales à l’occasion du centenaire de la naissance d’Offenbach. Naturellement, le répertoire du maître en fera tous les frais.

Au Théâtre-Italien, un Suédois du nom de Dongwège vient de se montrer dans les meilleures pièces du théâtre espagnol. Toutes les œuvres de Calderon, de Lope de Vega, de Guilhem de Castro y ont passé. La jeunesse des écoles lui a apporté des couronnes.

Le Gymnase a ressuscité les pantomimes. Un pierrot y est fort aimé. On prête cependant au directeur de ce théâtre l’intention de faire une tentative littéraire en reprenant les Canotiers de la Seine, avec les couplets chantés sur la musique primitive.

— Et les Variétés, la Renaissance, les Folies-Dramatiques ?

— Devenus de vastes théâtres-cafés, où l’on famé, boit, se promène et n’écoute pas.

— Et le théâtre du Château-d’Eau, Déjazet, Beaumarchais ?
— Démolis !

— Enfin ! Et... (je cherchai quoi lui demander encore) et... Dumas fils... vous ne m’en parlez pas ?...

— Laissez-moi chercher... Ah !... C’est cela. les lettrés seuls le connaissent un peu. On ne le joue nulle part. Seulement on en a parlé beaucoup à propos d’une magnifique édition de son meilleur livre, livre de jeunesse, de passion et d’amour, la Dame aux Camélias, pour lequel un charmant écrivain, académicien par dessus le marché, a écrit une préface. La préface à eu beaucoup de succès.

Voilà ce que m’a dit l’oracle.

Il va sans dire que je donne ces prédictions sans aucune espèce de garantie.

Un Monsieur de l’orchestre.

Par date
Par œuvre
Rechercher
Partager