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Mémoires d’un journaliste(1)

Le Figaro – Mercredi 19 avril 1876

Jacques Offenbach

I

Avant de commencer la nouvelle série de mes notes, je dois prévenir ceux qui veulent bien me lire, qu’ils ne doivent pas s’étonner de ne pas voir paraître ces Mémoires à époques fixes. J’ai pour coutume de n’écrire dans le Figaro que lorsque les événements importants se taisent et je me serais bien gardé d’élever la voix au moment où la politique, les inondations et autres fléaux avaient droit à l’attention de tout le monde. Aujourd’hui, que la Chambre s’est donné quelques vacances, je profite de son absence pour reprendre la parole.

Et comme mon journal est avant tout un journal d’actualité, je vais parler d’Offenbach, dont le départ pour l’Amérique vient d’être annonce par toutes les feuilles parisiennes.

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Si l’un de nos contemporains devait figurer dans mes Mémoires, c’est certainement Offenbach car il me serait bien impossible d’écrire ma vie à Paris, sans que mon histoire ne se mêlât un peu à la sienne. En effet, arrivés à peu près en même temps dans la capitale (lui quelques années avant moi), nous nous sommes vite rencontrés. Tous deux désireux de réussir, attirés par le même public, pour ainsi dire, il ne nous était pas possible de vivre parallèlement et sans finir par nous connaître.

La-première fois que je vis Offenbach ; c’était, je crois, à une soirée de Roger ; il portait une longue chevelure blonde qui lui pendait jusqu’au milieu du dos et sous laquelle on apercevait une figure en lame de couteau comme celle de Bonaparte, premier consul, ou de Sardou ; quand il écrivait les Pattes des Mouche.

A cette époque Offenbach n’était que violoncelliste. C’était relativement peu de chose pour se faire remarquer à Paris, qui alors regorgeait d’instrumentistes hors ligne ; Offenbach y parvint cependant. Il comprit qu’il ne suffisait pas de jouer correctement de la basse, et fit bien vite passer dans sa façon déjouer du violoncelle l’esprit qu’il devait montrer dans les autres choses de sa vie. Ce n’était plus du violoncelle qu’il jouait, c’était de tous les instruments, évitant avec soin le terrible écueil de tous les instrumentistes, il avait compris que le public parisien n’aime guère ces interminables et difficiles variations sur violoncelle, où le nez de l’exécutant a l’air d’en faire autant que son archet ; il se contentait de chercher et de trouver une mélodie, dont le développement n’allait jamais plus loin que l’attention du public. Chose rare, il savait s’arrêter à temps, et ce fut là la raison, de ses premiers succès.

Désireux de se tirer d’affaire autrement que par ces petits concerts aussi intimes que gratuits qui faisaient, il est vrai, sa réputation, mais ne lui assuraient pas le fixe tant désiré par tout le monde, Offenbach chercha quelque chose, de plus substantiel. Après avoir longtemps hésité, il entra, après un concours, au théâtre de l’Opéra-Comique comme violoncelliste.

Il y fut, admis aux appointements de 83 francs par mois, et c’est en voyant monter et jouer le Cheval de bronze, les Chaperons blancs, Actéon, en assistant aux succès d’Auber dans toute sa gloire, qu’il sentit germer en lui l’instinct du théâtre.

Placé au même pupitre que Seligmann, Offenbach déploya, dans les premiers temps, une énergie à toute épreuve. Peu à peu, cependant, et à mesure qu’il s’initiait davantage aux œuvres du répertoire, sa curiosité devenait moins vive, et c’était avec de véritables crises nerveuses qu’il apprenait par l’affiche qu’il lui faudrait, le soir, jouer pour la cinquantième fois peut-être, la Dame blanche ou telle autre pièce à grand succès.

Aussi, pour passer le temps d’une façon moins monotone, avait-il imaginé le moyen suivant, que nous serions désolé de voir se propager dans les orchestres. Au lieu d’exécuter sa partie comme elle était écrite, il était convenu avec Seligmann qu’il se contenterait, lui Offenbach, d’en jouer la première note, Seligmann la seconde, Offenbach la troisième, etc., etc. Il fallait un talent réel pour se livrer à de telles fantaisies ; malheureusement, Valentino, qui était alors chef d’orchestre, applaudissait peu à ces sortes d’innovations et mettait impitoyablement à l’amende le jeune fantaisiste, qui, lorsqu’il passait à la caisse, n’arrivait que rarement, à toucher ses appointements anéantis par les amendes.

Un jour, entre autres, Couderc l’ayant entraîné sur la scène pendant qu’on jouait un opéra-comique intitulé : la Lettre de change, M. Crosnier, qui ne connaissait pas ce nouveau chanteur, lui infligea trente-francs d’amende. Mais il était dit que rien ne pouvait le corriger : lier les chaises ou les pupitres vides avec une ficelle, pour les faire danser pendant la représentation était la moindre des plaisanteries du futur maestro.

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Avant de m’occuper de la seconde phase de la vie d’Offenbach, je ne puis résister à raconter une historiette qui se rattache au temps où il n’était encore que violoncelliste de salons.

Elle date du temps où le nom d’Offenbach commençait son tour des salons de la capitale, et c’était à qui l’inviterait à venir se faire entendre dans des soirées privées.

Fier comme un hidalgo, il ne consentit jamais à recevoir aucune rétribution pour ces petites corvées, et laissait croire à tout le monde qu’il avait de quoi suffire largement aux besoins de son existence..

Il n’en était rien : témoin l’anecdote suivante que j’ai entendu conter un jour par Offenbach et qui la dit à merveille.

L’argent était devenu plus que rare pour lui, et un beau matin il se réveilla en constatant qu’il ne restait pas cinq centimes dans ses poches.

On peut bien, à la rigueur, se passer de déjeuner ; mais se priver du second repas quand on n’en a pas eu de premier, s’est bien dur, surtout lorsqu’on possède un estomac de seize ans au plus. Telle était cependant la perspective qui s’ouvrit un beau matin pour le jeune violoncelliste.

Dire qu’il pensa a son pays, à sa famille, à la maisonnée de frères et de sœurs qu’il avait laissée à Cologne, cela va de soi. Maître Jacques ne s’attendrit pas trop cependant sur son sort, convaincu que l’avenir est aux énergiques, et que vouloir c’est avoir ou pouvoir ; il prit sa tête dans sa main, réfléchit et tout à coup se dit : « Mais c’est aujourd’hui jeudi ! M. X... qui demeure rue Montmartre, m’a fait promettre de venir dîner ce soir chez lui ; je n’aurai garde de lui faire l’impolitesse d’oublier sa recommandation. »

Et, tout radieux, il s’élança au pas de course dans Paris pour y respirer l’air d’une merveilleuse journée de printemps. Sa promenade dura jusqu’à cinq heures, heure à laquelle il rentra chez lui pour faire un bout de toilette et prendre sa fameuse basse à laquelle il ne se dissimulait pas devoir la plupart de ses invitations.

L’air vif, l’exercice et surtout la diète du matin lui avaient donné un appétit d’enfer. A six heures précises il arrivait chez M. X... après avoir, au préalable, déposé son violoncelle chez le concierge.

– Ni monsieur ni madame ne sont là ! répondit à Offenbach la femme de chambre qui vint lui ouvrir la porte.

– Allons donc ! fit l’invité, ému comme si l’on venait de lui tirer un coup de pistolet dans les oreilles. M. X... m’a prié de venir dîner aujourd’hui jeudi.

A peine Offenbach avait-il dit ces quelques mots, que tout à coup une porte s’ouvrit et que M. X... arrivait à lui les mains tendues.

– Mais oui, mon cher ami, vous avez parfaitement raison ! Vous possédez une excellente mémoire ! c’est bien jeudi aujourd’hui !

– C’est ce que je disais ! fit Offenbach triomphant et en commençant à retirer ses gants.

– Oui, mais, continua M. X... nous ne nous gênons pas entre amis, je ne vous cache pas que nous ne restons point ici aujourd’hui et, que j’emmène ma femme dîner à la campagne.

– C’est une bien bonne idée fit Offenbach un peu pâle, mais sans cependant se décontenancer.

– Vous reviendrez dans huit jours, vous me le promettez ?

– Comment donc !... mais cela m’arrange à merveille, d’autant plus qu’aujourd’hui j’étais déjà engagé moi-même... chez...

– Au plaisir de vous revoir, fit M. X... sans attendre la fin de la phrase.

– Au plaisir, c’est le mot » » répondit sans conviction Offenbach en descendant l’escalier.

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Si philosophe si jeune qu’on soit, quelque confiance qu’on ait en son étoile, il est des minutes où les plus fiers s’abattent et où la lutte contre la vie matérielle décourage les hommes les mieux trempés.

Jusque-là, le pauvre jeune homme, un enfant presque, avait sinon déjeuné, du moins dîné tous les jours, mais voilà que les dîners allaient prendre le chemin des déjeuners ! Le plus terrible pour lui, c’est que, ne possédant aucun crédit, s’il avait laissé supposer à des gens assez considérables dont il avait recherché les relations, qu’il avait pu arriver à ce point de misère, il eût été perdu pour toujours.

En proie à ces réflexions, à un appétit toujours croissant, Offenbach se trouva, sans savoir comment il y était venu, sur le boulevard des Italiens. Les restaurateurs regorgeaient de monde, et Jacques regardait à travers les vitrages, avec une mélancolique envie, ces heureux de la terre dont l’unique souci était de savoir si leur perdreau était assez cuit, si leur filet était assez saignant.

Pour la première fois, depuis qu’il était à Paris, Offenbach sentit ses yeux se mouiller de rage et d’indignation ; il avait cru jusque-là à son avenir, à son étoile, et il en était réduit à mourir de faim ! Autant valait sauter tout de suite par dessus le Pont-Neuf.

Tout en donnant cours à ces reproches envers la destinée, Offenbach avait marché rapidement et était arrivé devant le passage de l’Opéra.

– Pardon, Monsieur, fit un passant, en lui frappant sur l’épaule, n’est-ce pas à M. Offenbach que j’ai l’honneur de parler ?

– Oui, monsieur, répondit le musicien, en redescendant tout à coup dans la vie réelle ; que me voulez-vous ?

– Voici vingt francs !

– Vingt francs ! pour qui ? pour quoi ?

– Vingt francs que je dois à monsieur votre frère et que je vous serais fort obligé de vouloir bien lui remettre. »

Et le monsieur disparut en faisant un profond salut à Offenbach, qui souriait en se disant « Je sais bien que c’est un rêve, mais je voudrais bien ne pas me réveiller avant d’avoir dîné ! »

Dix minutes plus tard, il était attablé au Café Anglais, en tête-à-tête avec un perdreau (lui aussi !) et une bouteille de Saint-Julien !

– Je savais bien que j’avais mon étoile ! se disait-il en sortant du restaurant avec un cure-dents aux lèvres ; puis il ajouta :

– Maintenant je peux me réveiller

H. de Villemessant.

(A suivre.)

(1) Samedi prochain paraîtra, chez Dentu, un volume contenant la cinquième série des Mémoires d’un Journaliste.

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