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Causeries musicales

L’Artiste – 14 janvier 1855

La Muette de Portici, ce chef-d’oeuvre mélodique d’Auber, vient d’être repris à l’Opéra avec beaucoup de succès. La direction s’est mise en grands frais de danseuses ; mesdames Cerrito, Rosati, Guy-Stephan, ont tour à tour montré toute la grâce et la souplesse de leur merveilleux talent.

Le rôle de Masaniello n’est précisément pas écrit pour Gardoni, il serait plus à l’aise dans un conspirateur en habit de ville et en gants blancs ; sa charmante voix ne suffit pas toujours là où il faudrait de la force et de la vigueur, mais en revanche il dit avec une grande pureté de style et une grâce charmante la barcarolle du second acte et l’air du sommeil.

Massol a une belle voix, mais il la pose si singulièrement, qu’il commence chaque phrase par une appogiature d’une quinte au-dessous de la note écrite, ce qui est d’un goût douteux et produit pour les paroles des effets plus que bizarres, comme :

A–mour sacré de–de la pa–patrie !

Cette nouvelle façon de bégayer une mélodie, peu en harmonie avec l’art du chant, doit lui procurer, sans doute, quelque agrément particulier, mais a l’inconvénient de fatiguer le public, qui n’en a pas encore pris l’habitude. Il s’est fait vivement applaudir dans la barcarolle du cinquième acte, qu’il a, du reste, parfaitement chantée.

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Nous n’avons jamais bien compris pourquoi le rôle si dramatique de Fénella est confié traditionnellement à une danseuse légère ? Les danseuses ont-elles seules le privilége [1] d’être muettes à la scène ? Une Rachel sans paroles n’obtiendrait-elle pas un énorme succès ? Les recettes de la Comédie-Française ne tiennent-elles pas plus aux gestes tragiques d’Hermione et de Camille qu’aux alexandrins de Racine et de Corneille ? Les papillonages de la charmante Cerrito sont plus agréables dans une danse de sylphide que dans les désespoirs de la Muette. Mais tout effet a sa cause.

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Dans le bon vieux temps, l’auteur de la Muette était très épris de la beauté de madame ***, une des premières danseuses de l’Opéra. Elle poussait la cruauté jusqu’à refuser ses hommages, sous prétexte qu’il était incapable de lui faire un rôle de ballet, puisqu’il ne composait que des opéras. Désespéré, le jeune compositeur jura de lui réserver le principal rôle dramatique dans son prochain opéra.

Amour, tu perdis Troie !

Mais nous y gagnâmes un chef-d’oeuvre ; et le rôle de Fénella fut créé et obtint le plus grand succès musical. Il faut, du reste, rendre justice aux pensionnaires de l’Opéra : c’est le seul rôle où jamais le public n’a eu à se plaindre d’une fausse note.

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L’orchestre de l’Opéra a parfaitement marché sous l’habile archet de M. Girard ; les chœurs ont chanté avec beaucoup d’ensemble. Seulement, la magnifique prière du troisième acte ferait encore plus d’ effet si, au lieu de finir en con tutta forza, les voix allaient decrescendo, ce qui donnerait d’ailleurs une couleur plus poétique et plus religieuse à cette admirable page.

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Le Trovatore est la grande nouvelle musicale du jour. Verdi a enfin rencontré en France ce succès, qu’il n’avait encore trouvé qu’en Italie. Le poëme est d’un barbaresque effrayant, et les horreurs de l’enfer de Dante ne sont que des églogues auprès de cette pièce. Mais les décorations sont admirables, et les beautés de la musique de premier ordre. Aussi M. le colonel Ragani a-t-il emporté ce succès d’assaut. Nous ne savons si Verdi a renouvelé sa manière, mais il a renouvelé le public du Théâtre-Italien, qui jusqu’à présent brillait par son absence.

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Le ténor Beaucardé a parfaitement réussi. Au premier abord sa voix surprend désagréablement, mais elle s’assouplit pendant son premier air, le public s’y habitue au second, applaudit au troisième, et crie bis au quatrième. Madame Borglhi Marno, admirable d’éclat et d’énergie, est une véritable grande artiste, qui prendra place à côté des Pasta et des Malibran. La Frezzolini, quoique un peu fatiguée par ses anciens triomphes, se distingue toujours par cette brillante méthode qui fait depuis longtemps sa gloire.

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On raconte qu’à la dernière nomination musicale de l’Institut, M. Hector Berlioz et Clapisson se posaient comme candidats.

« On avait besoin d’un symphoniste, ce fut un faiseur de romances qui l’obtint. »

Un ami d’Hector Berlioz était allé solliciter la voix d’un immortel. Il lui énumérait toutes les qualités sérieuses de son ami, comme symphoniste et grand compositeur. — Tout cela est bel et bon, dit l’immortel, mais citez-moi quelques-uns de ces fameux ouvrages. — L’autre lui répond : Roméo et Juliette, la Damnation de Faust ; etc. ,etc. — Ma foi, je ne connais pas toutes ces œuvres. D’ailleurs, nous avons promis notre voix au célèbre auteur du Postillon de madame Ablou, qui est connu dans les cinq parties du monde. — Et même dans tous les cafés chantants, répondit le Berlioziste en se retirant.

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Aussi M. Clapisson a-t-il été nommé au même titre que M. Adam, c’est-à-dire pour cause de Postillon, ce qui prouve que l’Académie est à cheval sur ses principes d’art.

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L’Opéra-Comiqué déploie une activité inaccoutumée. Les œuvres les plus nouvelles s’y succèdent avec un succès toujours croissant. Après l’ouvrage de Meyerbeer, M. Perrin a fait jouer coup sur coup le Pré aux Clercs et Galatée. Madame Ugalde a retrouvé cette verve, ce brio, cette voix puissante qui ont contribué à la fortune de l’Opéra-Comique. Dans le Pré aux Clercs, Madame Miolan-Carvalho, a soulevé la salle entière par cette irréprochable méthode et ce style exquis ; quant à mademoiselle Lefebvre, elle est charmante dans le rôle de Nicette. Un de nos voisins d’orchestre nous a demandé pourquoi tous les acteurs du Pré aux Clercs étaient si petits, non par le talent, mais par la taille ; ainsi Couderc, Jourdan et tutti quanti, représentent microscopiquement les beaux raffinés d’honneur du règne de Charles IX. Nous lui avons répondu que c’était là le secret de la comédie. Plus tard peut-être, cher lecteur, nous vous l’apprendrons.

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Hector Berlioz se console d’être repoussé à l’Académie en obtenant un immense succès avec son Enfance du Christ, trilogie sacrée dont il est à la fois le parolier et le musicien. Nous ne pouvons nous étendre aujourd’hui autant que nous l’aurions désiré sur cette vaste composition, où la science de l’harmonie et de l’orchestre semble le disputer à la grâce et à l’originalité de la mélodie. C’est surtout dans la seconde partie que nous avons remarqué ces qualités précieuses et si rares aujourd’hui. Tout le récit, chanté par Jourdan, est d’une poésie idyllique et d’une naïveté primitive, – l’on dirait une page prise à Rameau ou au divin Batiste, comme disait madame de Sévigné en parlant de Lully. Berlioz a conquis les sympathies de tout le public musical dont une partie avait essayé jusqu’à ce jour de protester contre ce talent viril si élevé et si savant, mais qui avait un tort sérieux comme symphoniste, c’était d’être Français.

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L’autre théâtre de M. Perrin est en veine de bonheur. L’habileté proverbiale de ce directeur-artiste fait sentir son influence jusque sur le boulevard dit du Crime. Il vient de faire jouer le Muletier de Tolède, de l’auteur du Chalet, A Clichy, autre opéra-comique de l’auteur du Chalet, la reprise de la Reine d’un jour, aussi de l’auteur du Chalet. Nous ne nous plaignons certes pas d’entendre cette charmante musique, mais nous avouons que nous aimerions assez entendre, ne fût-ce que de loin en loin, un ouvrage d’un de nos jeunes confrères.

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M. Clapisson s’est empressé de célébrer sa nomination d’académicien en prodiguant quelques mélodies surannées et hors d’âge dans les Vignes. vaudeville en un acte, qui, d’abord répété à l’Opéra-Comique, a été transporté au Théâtre-Lyrique, et qui, malgré cette transposition, a eu l’air de se trouver gêné sur la scène si musicale de ce théâtre. Si nous disons que ces mélodies sont surannées, ce n’est pas un blâme adressé à M. Clapisson, car ces mélodies ne sont pas de lui. Il s’est contenté de les emprunter au répertoire des vieux airs français, tels que le Sultan Saladin, le Père Trinquefort, etc., etc.

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Madarne Cabel est toujours l’étoile, non du Nord, mais du second théâtre de M. Perrin. Elle justifie son succès par la hardiesse de ses roulades, la fraîcheur infatigable de sa voix, la rondeur de ses épaules, et la fière cambrure de sa taille. Dans le Muletier de Tolède, l’heureux auteur du Chalet lui a prodigué ces mélodies faciles et improvisées dont il a le monopole.

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Les variations de beaucoup de nos compositeurs du jour ressemblent aux élégantes du boulevard, elles portent trop de crinoline. A la lumière, elles forment un ensemble assez substantiel et d’un beau coloris. De près, en déshabillé, au piano, ce sont des fantômes gonflés de vent et de son.

JACQUES OFFENBACH.

[1Sic

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