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Causeries musicales

L’Artiste – 4 février 1855

Ah ! la belle musique que cette partition du Freyschutz ! La splendide richesse de coloris, l’inimitable harmonie, les divines mélodies, légères ou graves, étincelantes ou sombres, naïves comme l’air fredonné par la paysanne aux veillées, ou profondes comme l’infini rêvé par l’auteur apocalyptique de Faust ! Certes, tout a été dit sur ce chef-d’œuvre de Carl-Maria de Weber, mais on ne saurait trop abuser de l’anathème esthétique contre les mutilations opérées par M. Castil Blaze, ce grand dérangeur musical. Toute œuvre artistique doit être sacrée comme une reine d’Espagne qui n’a pas été mise au régime constitutionnel. C’est profaner une œuvre que d’y toucher. Pourquoi avoir coupé l’adorable ballade du troisième acte ? pourquoi ne pas avoir respecté le duo entre Agathe et Tony ? Nous ne sommes pourtant pas dans cette petite ville où la musique, gênant l’action d’un célèbre opéra-comique, on crut devoir la supprimer. Est-ce que dans les tragédies de Racine et de Corneille on dérange à volonté les rimes de leurs respectueux alexandrins ? Quel est le barbare qui se permettrait de limer ou de scalper la moindre phrase de Molière ? et pourtant on sait avec quelle âpre crudité Molière nomme les choses par leur nom.

Bien osé est celui qui ne craint pas de perfectionner les chefs-d’œuvre à coups de ciseaux sacriléges [1] pour les mettre à la portée de tous les crétinismes. Quant à nous, nous ne permettrions pas à un artiste de changer une note à une mélodie de maître. Aussi ne doit-on pas s’étonner si nous insistons avec tant de force sur une énormité pareille à celle qu’à commise, il y a une trentaine d’années, M. Castil Blaze, en retranchant des pages sublimes, en changeant certains morceaux de place, etc., etc. Nous ne citerons pas les admirables mélodies dont cet ouvrage fourmille, elles sont toutes coulées dans le moule du génie. Qui ne les connaît ? Weber a fait peu d’opéras, mais ils sont tous populaires, Oberon, Euriante, Preciosa, Freyschutz, sont des œuvres d’une immense portée musicale ; après Mozart, Weber est certes le génie dont l’Allemagne s’honore le plus. Remercions donc M. Perrin de nous avoir fait entendre ce chef-d’œuvre, même avec les mutilations désignées ; remercions les artistes, qui ont bien mérité les applaudissements dont le public a récompensé leurs heureux efforts.

Madame Deligne-Lauters a un très-beau talent, et, à part quelques fioritures de mauvais goût qu’elle a cru devoir ajouter à certains passages de son air, nous n’avons qu’à la louer. Mademoiselle Girard chante très gentiment, trop gentiment peut-être, la partie de son duo avec madame Lauters, et la charmante Polonaise, madame Lagrave, avec sa voix sympathique, a fait admirablement ressortir le caractère mélancolique de son rôle. M. Marchot à une belle voix ; dans son air il a cru devoir imiter M. Castil Blaze, en supprimant la gammé ascendente et descendante qui se trouve à la fin du morceau et qu’il devait exécuter conjointement avec l’orchestre.

L’orchestre a été très-bien conduit par M. Deloffre, quoique ce dernier se laisse un peu trop entraîner dans certains moments. Le chœur des chasseurs a été bissé, faveur passée en usage depuis la création de Freyschutz.

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Il ne faut pas croire légèrement ce que l’on nous raconte, a dit Sénèque, ce qui nous empêche de garantir l’authenticité de l’anecdote suivante : A la dernière répétition du Freyschutz, à peine la dernière note envolée dans les frises du théâtre et les auditeurs dispersés sur l’asphalte du boulevard, M. Perrin, assis dans son cabinet, se plaisait à évoquer dans son imagination les scènes terribles qu’il venait d’organiser. Le finale fantastique de la fonte des balles bruissait à ses oreilles, la décoration de la forêt, vierge encore de la représentation, déroulait ses horribles profondeurs aux yeux du directeur étageant jusqu’au ciel ses rochers en colimaçon, ses Babels festonnées de démons à faces de crapauds et ses granitiques échelles de chauves-souris gigantesques ; l’idéal immonde des monstres antédiluviens se vautrant dans les méphytiques détritus des premiers âges de la Genèse remplaçait pour M. Perrin le vrai et le possible. Tout à coup il vit un long manteau se planter devant lui avec la roide maigreur d’un point d’interrogation. M. Perrin fut ému, car il n’avait pas évoqué le moindre Samiel ; mais il se rassura facilement en pensant qu’il pouvait se dire, comme feu Bayard premier, chevalier sans peur et sans reproche. « Vous ne me connaissez pas ? dit le manteau maigre. — Pas l’ombre, répliqua le directeur. — Je me nomme Weber. — Ah ! très bien. Et quelle est votre profession ? — Je suis compositeur d’opéras. — Piteux métier, mon cher, il faut arriver, et dans ce temps-ci c’est le diable... — Le diable, répéta Weber, mais, mon cher monsieur, vous venez de jouer un de mes opéras à vos risques et périls. » A ce mot de périls, le directeur tressaillit. « Votre opéra de Freyschutz ? je croyais que c’était M. Castil Blaze... — M. Castil Blaze n’est que mon opérateur ordinaire, il a pratiqué sur moi les plus cruelles chirurgies, il m’a amputé inutilement plusieurs parties que je viens vous redemander. — Mais, c’est impossible, cher monsieur, s’écria M. Perrin, on vous joue demain. — Eh bien, si je ne puis obtenir justice, aidez-moi du moins à me venger de ce Castil Blaze, surnommé, je ne sais pourquoi, l’homme à la carabine. Ce célèbre chirurgien a fait jouer dans sa jeunesse la plus reculée un ouvrage intitulé Pigeon vole ou Flûte et poignard. Je vous l’apporte. » M. Perrin frissonna, car il se rappelait vaguement avoir enrendu parler de cet opéra deux fois comique, où, à l’instant le plus pathétique, l’amant qui lève un poignard sur sa maîtresse est désarmé par un trait de petite flûte exécuté prestissimo dans la coulisse. « Je vous prie et requiers, poursuivit le manteau, de jouer cette partition si dramatique en même temps que mon Freyschutz, c’est d’usage à votre théâtre ; l’auteur de l’opéra en trois actes broche une opérette afin de toucher tous les droits de la soirée. M. Castil Blaze touchera beaucoup d’argent, ce sera son châtiment. » Un grand éclat de rire fit résonner les vitres ; et une odeur de soufre suffisamment diabolique escorta le départ du manteau. Depuis lors, M. Perrin ne peut plus voir voler un pigeon ni remuer un poignard sans avoir la chair de poule, et il demande chaque jour à ses chefs d’orchestre, Tilman, Merlé et Deloffre, s’il n’y aurait pas moyen de supprimer tout à fait la petite flûte.

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Le ballet de la Fonti est charmant. Labarre a écrit une vraie musique de danse parfaitement dramatisée, qualités déjà remarquées dans Jovita. Espérons que, grâce à ce double succès, il arrivera à l’Opéra-Comique. Chose étrange ! ce compositeur, d’un véritable talent, dont les mélodies sont si gracieuses et si faciles, l’orchestration si intelligente, a atteint sa quarante-cinquième année sans avoir pu percer sérieusement les portes du temple. Il y a vingt ans, il mit au jour deux opéras-comiques, dont la musique succomba sous l’insuffisance des poëmes, et, grâce à ce fâcheux hasard, il a été toujours repoussé des sanctuaires de l’art, jusqu’au jour où Jovita a été reçue par accident et a réussi par la grâce du public.

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A l’Opéra-Comique, le Chien du Jardinier, de Grisar vient d’obtenir un grand succès. Grisar est un véritable compositeur bouffe. Si sa mélodie n’a pas toujours une tournure facile, en revanche, sa musique est toujours bien adaptée à la situation. Dans cette dernière partition, il y a souvent un reflet du style de Grétry, que Grisar affectionne du reste, particulièrement. Mademoiselle Lefebvre s’est fait bisser dans ses gracieux couplets. Mademoiselle Lemercier est toujours cette piquante soubrette que nous connaissons. Faure, avec sa belle voix, et Ponchard, ont bien fait ressortir le reste de la partition.

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Musard et Strauss. – On s’est préoccupé beaucoup dans le monde politique d’une question bien plus grave que celle du colosse du Nord, et qui met en l’air tous les pieds de Paris et lieux circonvoisins. Nous parlons de l’Iliade qui vient d’éclater entre Musard et Strauss à propos des bals de l’Opéra. Musard, le grand Musard, le Napoléon du quadrille, le czar de toutes les polkas, le shah de toutes les poules, a été détrôné et a jeté son gant à Strauss, qui l’a ramassé. « Tenez, lui a dit Musard, voulez-vous essayer d’usurper mon archet, je vous défie de faire tourner les têtes aussi bien et aussi longtemps que moi ? Nul ne vous suivra, dans ce temple de Terpsychore où j’ai si longtemps cassé des chaises, crevé des grosses caisses et tué des canons sous moi. — Cependant, répond Strauss, deux mille danseurs m’ont suivi à Vichy. — Je le crois bien, dit Musard ; en effet, vous n’êtes bon qu’à achever des malades. — Je les ai guéris, monsieur ; du reste, je vous prouverai que je peux lutter de chapeau chinois, de pétard et de fusées à la congrève avec vous ; je ramasse le gant, je vous donne rendez-vous au Champ de Mars avec mon armée de musiciens et mon public idolâtre. » Le lendemain, une imposante théorie de musiciens, plus ou moins orphéonistes, envahissait le Champ de Mars de deux côtés différents. Jamais harmonie plus indigne de ce nom ne troubla les échos de cette place sonore. Les deux chefs conduisaient leurs soldats au son du bâton.... de maître de chapelle. D’une part, les titis, les débardeurs, les pierrots échevelés, ruisselants, rutilants, phosphorescents, formaient des galops infernaux et enlaçaient de leurs guirlandes malpurgiques le maestro, moite de joie et d’enthousiasme, conduisant son fameux quadrille danois. De l’autre part, Strauss jouait une de ces valses discrètes et poudrées à la maréchale qui font tourner d’une façon entraînante les escarpins et les talons rouges du faubourg Saint-Germain. Cette musique séductrice, réunie au tapage de Musard, rappelait le souvenir de ces grandes bacchanales romaines où les esclaves, armés de thyrses, faisaient danser jusqu’aux statues et aux dieux termes de la place publique. Cependant, peu à peu, les titis, qui comptaient trente-deux ans de galops effrénés, sentaient une molle inertie alanguir leurs jarrets d’acier, leurs nerfs se cotonner, leurs bras énervés se dénouer de la taille des danseuses, et leurs lèvres se fermer aux hurrahs enragés ; les musiciens sentaient les cordes du violon grincer et se dilater sous l’archet, l’archet se briser, la grosse caisse s’effondrer, la flûte s’assourdir, et les cymbales elles-mêmes ne résonnaient plus que comme deux os de mort en sautoir sur un linceul. Peu à peu ils désertèrent, blêmes et maigres comme des larves errantes, leurs pupitres mornes et s’évanouirent le long des parapets de la Seine. Ils imitaient involontairement la symphonie burlesque de Haydn, où chaque musicien éteint sa chandelle et se retire, l’un après l’autre, ne laissant que le maestro pour conduire son orchestre absent.

Strauss, au contraire, sentait sa jeune vigueur augmenter de coup d’archet en coup d’archet, le fanatisme de ses danseurs s’élevait avec le brio étourdissant de ses musiciens. Comme Antée, ils reprenaient des forces en touchant la terre, le sable criait sous leurs pieds, le cuivre s’échauffait en fanfares sous les lèvres des concertants, les cheveux se hérissaient même sur les tètes des chauves. On eût dit un tourbillon des damnés de l’Apocalypse condamnés à une danse aussi longue que les marches du Juif-Errant.

Alors Musard, désespéré, descend de son trône, pâle comme un mort très-ancien, laisse tomber, de sa main chétive, son bâton usé et blanchi par les ans, et s’éloigne d’un pas chancelant. Strauss, musicien de cœur avant tout, pénétré d’émotion, fait jouer par la cornemuse un air plaintif et funèbre, renouvelé d’une mélodie antique mais écossaise, et suit son rival d’un pas langoureux, accompagné de tout son orchestre attendri, de tous ses titis généreux, de tous ses pierrots bienfaisants, de tous ses débardeurs émus. Musard, les mains croisées derrière le dos, s’avance à pas lents le long de la Seine, Strauss le suit, le trouble au cœur, et, craignant un suicide qui peut jeter un crêpe désagréable sur sa gloire, il ose à peine compter sur le charme de ses mélodies pour rattacher Musard à la terre ; Musard va toujours le long de la Seine, et Strauss le suit. Enfin, le noble et majestueux vaincu se dirige vers la place de la Concorde. Quel heureux augure, la foule émue le suit toujours ; que va-t-il faire ? Dieux sauveurs ! il s’avance maintenant vers la rue de la Paix, augure de plus en plus flatteur ! N’est-ce pas un signe suprême de conciliation ? un pleur mouille la paupière du grand Strauss en suivant l’ex-grand Musard dans cette belle et imposante retraite. Chose étrange ! Musard serre la main de l’invalide de la colonne et disparaît dans la vis de ce monument connu. Là, Strauss et ses partisans sont obligés de s’arrêter et de regarder en l’air, toujours au son de la cornemuse. Comment va aboutir la péripétie de ce drame sans nom !

Musard se jettera-t-il du haut de la colonne ? Non, il est trop spirituel pour se manquer ainsi d’égard à lui-même. Musard paraît tout à coup au haut de la colonne, il regarde la statue de l’empereur d’un air mélancolique, et, alors, sans fausse modestie, sans vanité, avec ce noble orgueil des âmes supérieures, il se pose une couronne d’immortelles sur la tête et se place au-dessous de la grande statue, les bras croisés sur la poitrine. Strauss donne le signal des applaudissements, et, après lui avoir promis une aubade chaque matin, va se coucher et dort du sommeil d’un juste qui s’est extrêmement fatigué. A l’heure qu’il est, Musard est encore en place... sur la colonne.

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Prudent va ouvrir un cours de piano pratique chez lui. Il exécutera la musique des maîtres en même temps qu’il expliquera la pensée qui les a inspirés. « Avant de devenir amiral, fais bien l’apprentissage de matelot, » disait Haendel ; et, en cela, il avait parfaitement raison, car nous trouvons énormément de personnes qui ont travaillé quinze années et sont devenues pianistes mais qui ne connaissent pas les notions premières de l’art musical. Le cours que Prudent va ouvrir aura donc, nous le croyons, une grande portée, et si beaucoup de pianistes de nos jours voulaient être de bonne foi, ils iraient les premiers suivre les cours de l’éminent artiste.

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La Chercheuse d’esprit, de Favart, vient d’être transportée au Vaudeville ; elle a été arrangée et mise en scène pour ce théâtre par un spirituel feuilletoniste qui désire garder l’anonyme, aussi ne le désignerons-nous que sous les transparentes initiales de Jules Lecomte. M. Montaubry, le chef d’orchestre, a adapté à ce petit poëme une charmante musique qui pourrait se jouer sur les clavecins du temps de Jean Jacques, dans des salons Pompadour, constellés de pastels de Latour et de Boucher. Si madame d’Épinay pouvait ressusciter, elle en parlerait dans ses mémoires posthumes. Mademoiselle Théric a chanté les airs du compositeur avec une voix des plus fraîches et des plus justes, ce qui est assez rare partout, même au Vaudeville.

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Album, que me veux-tu ? devrions-nous nous écrier chaque jour en voyant étalés à la montre ; des marchands de musique les 35,355,444,666,000 albums qui sont destinés à défrayer les loisirs des salons consacrés à la romance pendant la saison d’hiver. Aussi ne parlerons-nous que de deux albums qui se sont vendus exceptionnellement à... un seul exemplaire, – et pour cause d’images. Une jeune demoiselle a trouvé, dans celui de A. B. le portrait d’un troubadour ressemblant à son cousin, et un mari a trouvé, dans celui de C. D. le portrait de l’ami de la maison, qu’il a voulu offrir à sa femme comme surprise d’étrennes. Ne pas confondre, avec ces albums traditionnels, le recueil si poétique de Pierre Dupont. Ernest Reyer, le compositeur aux inspirations si originales, a transcrit, pour voix et piano, avec une rare habileté ; les mélodies de Pierre Dupont.

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La nouvelle la plus gaie de la semaine, c’est le mariage du joyeux Malézieux, ce dernier représentant en frac de la vieille gaieté française. Son union en musique a été célébrée à Saint-Vincent de Paul. On peut dire qu’il a été conduit à l’autel par deux gendarmes, car l’orgue a cru devoir introduire dans ses modulations le délicieux motif de Pandore de Nadaud. Malézieux, aussi charmé que surpris de cette charmante attention, s’est tourné involontairement du côté de l’organiste et nous avons vu ses lèvres émues murmurer : Ricamier, fous afez raisson.

JACQUES OFFENBACH.

[1Sic

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