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Correspondance

Le Figaro – Dimanche 3 décembre 1865

Le Figaro est un des rares journaux qui ont une tradition. C’est cette tradition justement qui m’oblige à envoyer à l’imprimerie la lettre familière et toute personnelle que m’adresse Offenbach. Il est bon de montrer quelquefois au public les grands hommes en déshabillé et puis je ne serais pas bien sûr de pouvoir raconter les petites affaires d’Offenbach aussi bien que lui-même.

Seulement, ce qu’il ne dit pas, je l’ajoute. C’est mardi, mercredi au plus tard, qu’aura lieu la première représentation des Bergers, et le maestro conduira son orchestre en personne. Mais qu’on ne s’attende pas à voir MM. Hector Crémieux et Ph. Gille jouer leur pièce eux-mêmes.

H. de V.

Mon cher Villemessant,

Je voulais aller vous voir, mais je comptais sans un vilain hôte – la maladie. Aujourd’hui, grâce à Dieu et aux soins de mon excellent médecin Lowe, je viens de renouveler avec le destin un bail de 103, 106 ou 109, à la volonté réciproque, et je me suis remis à mon travail quotidien. J’ai repris les répétitions des Bergers, aux Bouffes, de Barbe-Bleue, aux Variétés. Les Bergers devant passer dans une dizaine de jours, je suis en plein bétail, et c’est de mes moutons que je veux vous entretenir en vous priant d’en dire quelques mots aux deux cent mille lecteurs de vos trente journaux réunis.

Le poème de nos Bergers a trois actes : c’est une série de pastorales, encadrées dans une belle et bonne pièce. Voilà mon opinion courageuse sur l’œuvre de mes collaborateurs H. Crémieux et Ph. Gille. Ils m’ont avoué, du reste, hier, avec la même rude franchise, que ma partition était un triple chef-d’œuvre. Au premier acte, nous sommes en pleine antiquité, et pour montrer à la mythologie que je n’avais pas de parti pris contre elle, je l’ai traitée en opera séria – étant entendu, n’est-ce pas ? que la musique seria n’exclut pas la mélodie. Vous me comprendrez aisément, cher ami, quand vous saurez que les auteurs du libretto se sont servis du charmant épisode de Pyrame et Thisbé pour en prêter la fable à leurs bergers Myriame et Daphné. Je n’aurais pas osé faire pleurer l’amant par l’amante sur l’air du roi Barbu, et je me suis cru obligé, pour tout ce premier acte, d’emboucher mes pipeaux sur un mode plus élevé.

Au second acte, j’ai nagé en plein Watteau, et j’ai mis tous mes efforts à me souvenir (c’est si bon de se souvenir !) de nos maîtres du dix-huitième siècle. Dans l’orchestre comme dans la mélodie, j’ai tâché, autant que possible, de ne pas m’éloigner de ce style Louis XV dont la traduction musicale me séduisait tant.

Au troisième acte, j’ai cherché à réaliser la musique Courbet. Nous avons choisi autant que possible les tableaux où les femmes sont habillées. – Vous apprécierez notre réserve.

Je me résume en vous affirmant que je n’ai jamais écrit une partition avec plus d’amour, ayant à remplir le cadre le plus heureux que je pusse souhaiter. Trois époques, et par conséquent trois couleurs différentes réunies dans le même opéra. Les décors sont splendides, ils sont de Cambon – c’est tout dire. Bertall nous a composé des costumes ravissants. Tout le bataillon de nos artistes aimés va donner. Mmes Tautin, Marié, Bouffar, Frasey, Berthelier, Garait, Bonnelli, Sorac, Simon, MM. Berthelier, Désiré, Léonce, Gourdon, Tacova, Gobin, Duvernoy et bien d’autres.

Prenez ce que vous voudrez, mon cher ami, de cette lettre si longue, et priez votre public de devenir le mien, de bien écouter le premier acte, de rire beaucoup au deuxième et de se tordre au troisième. S’il veut me rendre ce petit service, la cause est gagnée et je suis son obligé.

A vous,

JACQUES OFFENBACH.

Paris, ce 24 novembre 1865.

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