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De la fantaisie au théâtre

Le Figaro – Jeudi 2 octobre 1856

A M. Hector Crémieux.

Paris, 30 septembre 1856.

Mon cher ami,

Vous avez failli apprendre à vos dépens qu’on n’arrache pas impunément le public à ses habitudes. Vous vous êtes ravisé à temps, fort heureusement pour le succès, désormais assuré, du Financier et du Savetier. Raccourcie de tous les mots hors d’œuvre qui allongeaient le dialogue et encombraient l’action, votre opérette, qui n’a plus, à cette heure d’autre ambition que celle de servir de cadre heureux à la musique, arrive au dénouement par le coup droit, (passez-moi cette métaphore, empruntée à la science de l’escrime :
Figaro, vous le savez, s’est fait recevoir prévôt de salle, et
c’est là une expression que j’ai retenue, sans trop la comprendre, de la langue dont il a un peu abusé dans ces derniers temps).

Vous n’aviez pas assurément la prétention de régénérer la scène française avec une bluette qui dure à peine trois quarts d’heure, et vous n’êtes point occupé en ce moment à vous voiler la face de honte, parce qu’un public inamusable, – autrement que par des procédés et des rengaines dramatiques, – aura exigé de vous, en échange du succès que vous lui demandiez, des concessions et – pour trancher le mot – la mutilation de votre chef-d’œuvre.

Mais je veux rattacher à cette tentative de votre part une question d’un intérêt actuel au point de vue du théâtre en général, en examinant avec vous dans quelle mesure la fantaisie peut rajeunir ce vieillard qui s’incline visiblement vers la tombe, comme le nez d’un héros de M. de Chateaubriand. Dernièrement, à propos du Guillery de M. About (je vous demande pardon d’introduire ici un nom qui n’a que faire dans votre comédie), je levais déjà ce lièvre. Mais comme il
y a une grande distance du Théâtre-Français aux Bouffes-Parisiens, sous votre bon plaisir, le lièvre, aujourd’hui, sera un modeste lapin, – trop heureux, encore, si ce n’est pas un lapin de Barrière !

C’est donc sans sortir de la donnée de votre pièce que j’entends aborder cette question de la fantaisie au théâtre, substituée à l’observation. Ce qui ne veut pas dire que la première ne puisse aboutir à la seconde ; elle doit y arriver, au contraire. Seulement elle prend par le plus long et par le chemin le plus accidenté.

Si je ne m’abuse, mon cher Crémieux, vous avez voulu prouver, – dans un badinage sans conséquence, – que, de nos jours, le financier qui donnerait cent écus, pour le faire taire, au savetier qui trouble son sommeil par des chansons, jouerait un rôle de dupe. Au lieu d’enterrer son magot, Grégoire le ferait valoir dans des spéculations de Bourse, et, par suite des revirements du crédit public, il arriverait infailliblement, un jour ou l’autre, que le prolétaire deviendrait le
millionnaire, et le millionnaire le prolétaire.

Voilà toute votre pièce.

Puis, passant brusquement de la comédie à la satire, au grand désappointement du public qui, dès lors, a cessé de vous comprendre et s’est refusé à vous suivre, vous avez soutenu, devant un public récalcitrant et sans préparation suffisante, la thèse suivante : que tout le savoir de ce monde était retiré dans un bel habit (pour emprunter une comparaison et une phrase à Molière), et que pour devenir un docteur révéré, un maître en beau langage et en science sociale, il suffit de devenir riche. Cette transfiguration intellectuelle de Larfouillou [1], dès qu’il a passé le frac de Belazor, cet abrutissement subit de Belazor, lorsqu’il a endossé les guenilles de Larfouillou, voilà justement le côté fin et même philosophique de
votre comédie, et c’est justement aussi, en cet endroit, que votre public a failli perdre patience. Cherchons ensemble le pourquoi de cette méprise : y a-t-il de votre faute ou de la sienne ?

Les auteurs et les comédiens pensent beaucoup de bien du public quand ils réussissent, et en disent beaucoup plus de mal encore quand ils échouent. Je ne demande pas mieux d’être de leur avis, mais je commence par renverser la proposition.

C’est un auteur sifflé par Voltaire qui a dû inventer et donner cours à ce lieu commun « Il y a quelqu’un qui a plus d’esprit que Voltaire, c’est tout le monde. » Mais j’ai entendu en 1848 la contre-partie de ce dicton sur la foi duquel vivent et s’engraissent les sots. Un orateur de club sifflé par son auditoire, disait en descendant de la tribune « Ce n’est pas de la cervelle, ce sont des étoupes qu’il y a dans la tête de ces gens-là. »

Notre orateur populaire disait plus vrai assurément qu’il ne ne pensait. Oui, ce sont des étoupes qu’il y a dans la tête des hommes rassemblés – corps politique ou public de théâtre ; – mais c’est à vous, orateurs, penseurs, écrivains, qui possédez l’étincelle sacrée, à y mettre le feu. Si la flamme qui est en vous brille et s’éteint avant d’avoir franchi la distance qui sépare la tribune de l’auditoire, et la rampe du parterre, ne vous en prenez pas à votre auditoire immobilisé et pétrifié. – La foule est le combustible, et vous êtes le foyer ; mais on
ne fait pas flamber un chêne avec le pétillement d’une allumette chimique.

J’ai pris, mon cher Crémieux, par le chemin des comparaisons, et des périphrases pour arriver à la cause de l’insuccès du Financier et du Savetier, le soir de la première représentation.

Vous avez commis une faute, celle de vous imaginer que le public, en s’asseyant dans sa stalle, apportait, avec sa lorgnette, une intelligence brillant de ses propres rayons, un enthousiasme s’allumant de lui-même. Partant de ce raisonnement erroné, et sans tenir nul compte de l’optique et de l’acoustique de la scène, vous lui avez murmuré à l’oreille des bons mots qu’il n’entendait pas, et vous avez créé des situations dont l’évolution brusque et inattendue a renversé toutes ses idées en matière de théâtre. Qu’est-il arrivé ? c’est
qu’il vous a battu à l’aide de l’observation qui est à la portée de son entendement. Il vous a fait comprendre, par son impatience et ses murmures, qu’un savetier n’était pas admis chez un millionnaire, et en supposant qu’il le fût, qu’il ne lui gagnait pas nonante-trois millions que c’était chose bien invraisemblable qu’un travestissement opéré sur la scène donnât de l’élégance à un rustre, et des allures grossières à un homme du monde. – Vous avez eu beau lui crier : « Mais les nonante-trois millions sont la morale de ma fable ! mais
le changement d’habit est le côté piquant de ma satire ! » – Il vous a tourné le dos, et sans la vivacité de la musique d’Offenbach, qui a conjuré l’orage, je ne sais trop ce qui fût arrivé. J’en tremble encore pour vos oreilles !

Mais demain, ce public, qui vous a fait la leçon, ira se pâmer d’aise au Merci, mon Dieu ! d’un drame plat et insipide, – et vous serez bien vengé.

Bien à vous.

B. Jouvin.

[1SIC

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