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Gazette des Tribunaux

Le Figaro – Dimanche 19 septembre 1875

Tribunal de Commerce : Mlle Hortense Schneider et M. Bertrand, directeur des Variétés.

Mes confrères des théâtres ont parlé, il y a quelque temps, du différend qui s’est élevé entre M. Bertrand, directeur des Variétés, et Mlle Hortense Schneider.

Voici, scrupuleusement résumés, les faits qui ont donné naissance à ce différend :

MM. Meilhac et Halévy ont fait recevoir aux Variétés une opérette, musique d’Offenbach, intitulée : la Boulangère à des écus. Mlle Schneider avait été d’abord désignée pour remplir le principal rôle, celui de la Boulangère ; mais, à la suite de modifications qui, suivant elle, ont été acceptées, et qui, suivant les auteurs, ont été refusées, elle a renoncé ou a paru renoncer à son rôle ; ce qui est constant aujourd’hui, c’est que ce rôle a été donné à une autre artiste.

Mlle Schneider a alors envoyé à M. Bertrand l’assignation suivante qui résume ses prétentions :

Attendu qu’il y a environ un an, la requérante a été engagée par M. Bertrand pour jouer au mois d’octobre de la présente année un rôle principal dans une opérette en trois actes, paroles de MM. Meilhac et Halévy, musique de M. Offenbach, intitulée La Boulangère.

Que la requérante a été appelée successivement à la lecture des paroles et à la lecture de la musique qu’elle a reçu son rôle ; qu’ensuite elle a été appelée à la première répétition destinée à mettre la pièce en scène ; que cette répétition devait avoir lieu le lundi 16 août, mais que ledit jour, la requérante apprit en arrivant au théâtre des Variétés que cette répétition n’avait pas lieu ; qu’elle chercha vainement à apprendre de M. Bertrand le motif de cette détermination subite ; que le lendemain, toutefois, M. Bertrand se rendit chez la requérante et lui annonça qu’il refusait de lui conserver son rôle et qu’il entendait le lui reprendre ; que la requérante lui répondit qu’engagée à cet effet par lui et mise en possession de son rôle, elle refusait de s’en dessaisir et qu’elle entendait, au contraire, le conserver et le jouer ; que le même jour, elle réitéra ses protestations contre les prétentions de M. Bertrand, par exploit de Cobus, huissier, enregistré, et fit sommation au susnommé de donner immédiatement suite aux répétitions ; que cette mise en demeure est restée sans résultat.

Attendu que, dans ces circonstances, la requérante est en droit de demander au tribunal la résiliation de son engagement, par suite du refus de l’exécuter qu’oppose M. Bertrand ;

Qu’elle est également en droit de demander, de ce chef, que ce dernier soit tenu de lui payer des dommages-intérêts, à raison de l’inexécution dudit engagement et du préjudice qui en résulte pour elle ;

Attendu que M. Bertrand devait payer à la requérante une somme de 100 francs par répétition et une somme de 300 francs par représentation que, dès lors, le chiffre des dommages et intérêts qui doivent lui être alloués ne peut être inférieur à 50,000 francs ;

Par ces motifs,

Voir prononcer la résiliation de l’engagement intervenu entre la requérante et M. Bertrand pour les représentations de la pièce dite La Boulangère, faute d’exécution dudit engagement par M. Bertrand ; s’entendre, en conséquence, ce dernier condamner à payer à la requérante 50,000 francs à titre de dommages-intérêts, etc.

Me Schayé, agréé, s’est présenté pour M. Bertrand, et a conclu au rejet de la demande de Mlle Schneider en alléguant qu’il n’existait pas d’engagement pris par écrit entre Mlle Schneider et la direction des Variétés, pour jouer la Boulangère. L’affaire a été mise en délibéré, au rapport de M. Desvignes, juge, qui a entendu dans son cabinet M. Bertrand et sa pensionnaire.

Hier, le tribunal a rendu le jugement suivant :

Attendu que Mlle Schneider artiste dramatique, assigne Bertrand, directeur des Variétés, en résiliation d’engagement et en payement de cinquante mille francs.

Sur la résiliation :

Attendu que, dans ses conclusions, Bertrand soutient que le prétendu engagement, dont excipe la demoiselle Schneider, n’aurait jamais existé ;

Qu’il y avait eu simplement des pourparlers entre le directeur des Variétés et la demoiselle Schneider, pour arriver ultérieurement à un engagement, dont les bases étaient à déterminer ; que dans ce but, et avant de s’être fait répéter le rôle qui lui était indiqué, la demoiselle Schneider n’aurait pas voulu l’accepter, nonobstant les modifications par elle demandées et consenties par les auteurs de la nouvelle pièce ;

Que, par suite de son refus à signer l’engagement proposé, elle serait sans droit pour réclamer des dommages-intérêts.

Mais attendu qu’il est constant que depuis un certain nombre d’années, la demoiselle Schneider fait partie du personnel artistique du théâtre des Variétés, sans jamais y avoir contracté aucun engagement par écrit ;

Qu’un rôle principal lui a été promis dans une pièce nouvelle, ayant pour titre : la Boulangère a des écus ;

Qu’elle a reçu de la direction plusieurs bulletins de convocation pour assister à la lecture et à la répétition de la pièce dont s’agit ;

Que le manuscrit lui a été remis, ainsi que la partition ;

Qu’elle a commencé à apprendre son rôle ;

Que s’il est vrai qu’elle ait insisté auprès des auteurs pour obtenir certaines modifications et que ces modifications aient été consentie ou non, il n’est nullement justifié que ce rôle ait été refusé par elle ;

Qu’il ressort au contraire de la mise en demeure signifiée à son directeur qu’elle entendait conserver son rôle ;

Qu’il appert de l’ensemble des faits sus-énoncés que la remise du rôle a constitué un engagement sérieux ;

Que, dans ces conditions, la résiliation doit être prononcée à la charge de Bertrand ;

Sur les cinquante mille francs de dommages-intérêts :

Attendu qu’il est constant que, par suite de l’inexécution de l’engagement de fait de Bertrand, la demoiselle Schneider a éprouvé un préjudice dont réparation lui est due, et que le Tribunal, à l’aide des moyens d’appréciation qu’il possède, fixe à la somme de cinq mille francs au paiement de laquelle Bertrand doit être tenu.

Par ces motifs,

Déclare l’engagement résilié à la charge de Bertrand ;

Condamne Bertrand à payer à la demoiselle Schneider cinq mille francs à titre de dommages-intérêts et aux dépens.

C’est, plus que jamais, le cas de dire que la Boulangère a des écus.

Fernand de Rodays.

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