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La Soirée Théâtrale – L’apôtre Sarcey

Le Figaro – Mercredi 8 décembre 1875

J’allais commencer ma promenade à travers les théâtres, lorsque le facteur me remit une lettre de province.

Bien intéressante, cette lettre. Elle arrivait de Reims, et un abonné du Figaro prenait la peine de m’y raconter une soirée théâtrale rémoise que les Parisiens apprécieront, j’espère.

Sarcey, Francisque Sarcey lui-même, non content d’avoir un feuilleton hebdomadaire pour combattre l’opérette, de prononcer son oraison funèbre dans les conférences qu’il fait de temps en temps à Paris, est allé prêcher en province contre ce genre démoralisateur !

Il a fait aux bons Rémois l’honneur insigne de paraître devant eux, et les bons Rémois ont été tout étonnés de le trouver causeur médiocre, conférencier filandreux et critique prudhommesque.

Une vieille comédie de Montfleury : La Femme juge et partie, avait été mise en deux actes par un poète du cru et, afin d’entourer la première représentation de cette œuvre d’une mise en scène suffisamment solennelle, on avait demandé à Sarcey de conférencier.

Et il a conférencié.

Le prétexte de la conférence était la Femme juge et partie, mais M. Sarcey en a à peine parlé.

– Vous la verrez tout à l’heure a-t-il dit.

Puis il a continué de la sorte (mon correspondant de Reims m’envoie la sténographie de la conférence) :

« J’ai été à la première d’Orphée aux Enfers ; cela n’a pas réussi ; j’ai beaucoup connu l’auteur. – C’est au Théâtre-Déjazet que l’opérette a commencé. – Ceux d’entre-vous qui par hasard connaissent Paris voient d’ici où est ce théâtre ; cela s’appelait autrefois les Folies-Nouvelles. C’était un petit bouibouis, je me sers du mot dont nous nous servons à Paris ; vous ne le trouvez pas convenable, tant pis, je viens de Paris, moi, je ne connaissais pas votre théâtre, il ferait bien mes affaires dans un quartier de Paris que je sais bien mais que vous ne connaissez pas.

 » En musique et en littérature, il y a des genres, comme en histoire naturelle ainsi, par exemple, il y a les chiens, mais il y a les croisements de races ; il faut tenir compte des milieux, des climats.

… Le Français né malin créa le vaudeville…

« Le vaudeville n’a pas existé en France avant 89, rien n’a existé en France avant 89 ; je n’y étais pas ! 89 a donné toutes les libertés. Avant 89, c’était le chaos ; Molière, il est vrai, a fait le Misanthrope, c’est beau évidemment, mais depuis nous avons eu l’Œil crevé par Hervé, j’ai beaucoup connu Hervé, j’ai beaucoup connu Clairville. Vous ne connaissez pas Carvalho, c’est un homme charmant, il a découvert Faust. Faust n’a pas réussi d’abord, je le sais bien ; j’ai beaucoup connu Carvalho, il me l’a dit. Enfin, la Dame Blanche est un opéra-comique, il est de Boïeldieu et de Scribe, c’est bien plus beau qu’Orphée aux Enfers, mais ce n’est pas le même genre. Le jeune George Brown est le type de la société d’alors, légère, spirituelle, se laissant vivre, la musique de Boïddieu souligne toutes les situations délicates, c’est fort joli. Le quadrille d’Orphée est au contraire de la musique endiablée ; c’est la musique qui convenait à la société de l’empire qui se jetait fiévreusement dans les plaisirs pour aboutir à un cataclysme que vous savez. Le Chapeau de paille d’Italie est une pièce très drôle, elle sort du genre, c’est un genre nouveau. Il y a aussi le Panache, qu’on vous donnera un de ces jours, quand la pièce sera imprimée ; vous verrez, c’est très drôle. On la joue à Paris, vous ne connaissez pas Paris, Paris est la capitale, il y a plusieurs théâtres, et voilà pourquoi et comme conclusion de tous mes raisonnements, la Femme Juge et Partie qui d’abord a été une comédie en cinq actes est devenue un vaudeville en deux actes que vous allez voir. J’ai bien l’honneur de vous saluer. »

Le plus joli c’est que mon Rémois se fâche. Il croit que M. Sarcey est capable de mieux dire, mais qu’il n’a pas daigné se mettre en frais pour des auditeurs de province.

« Nous autres provinciaux, m’écrit-il, nous ne sommes qu’une variété de Hottentots pour ce puissant écrivain, et il n’est pas nécessaire de faire provision d’esprit pour nous distraire. Après M. de la Pommeraye, le brillant causeur, après Legouvé, si correct et si élevé, M. Sarcey nous a paru bien médiocre. »

Mais vous vous trompez, cher correspondant. Tel il est en province, tel il est à Paris. On annonce même, pour dimanche prochain, dans un petit théâtre, de Paris, la même conférence sur la même femme juge et partie. L’excellent homme n’a même pas le mérite de l’improvisation.

Je me rappelle l’avoir entendu, un jour, dans des circonstances toutes particulières. Il improvisait ce jour-là. C’était pendant le siège. Tous les dimanches, aux concerts Pasdeloup, on avait l’habitude, entre la première et la seconde partie du concert, de demander une conférence à un écrivain, à un orateur, à un journaliste. Le dimanche d’avant, le pasteur protestant Coquerel avait obtenu un succès fou en racontant la vie de Mendelssohn. Ce dimanche-là, c’était le tour de Sarcey.

On venait de jouer la Symphonie pastorale, de Beethoven. Vous savez comme le public de M. Pasdeloup aime et vénère cette composition divine dont la sublime poésie plane dans un bleu éternel. M. Sarcey prend place à l’orchestre et, un peu troublé par l’immensité du Cirque et par les quatre mille têtes qui l’y regardaient, confus, cherchant ses phrases, il commence ainsi :

« Vous venez d’entendre, messieurs, la Symphonie pastorale. Ce chef-d’œuvre qui nous rappelle Bougival et les fritures de la Grenouillère… »

Ce fut un immense éclat de rire sur lequel M. Sarcey n’avait certes pas compté. Il poursuivit et termina sa conférence au milieu de l’indifférence générale.

Un Monsieur de l’orchestre.

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