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La Soirée Théâtrale

Le Figaro – Jeudi 30 septembre 1875

On a donc repris Les Trois Epiciers au théâtre des Variétés.
– Au théâtre des Variétés de Carpentras ?
– Non pas, s’il vous plait, à celui de Paris, au théâtre du boulevard Montmartre, entre le café des Variétés et le café de Suède…
– Pas possible ! Mais c’est province en diable ! On ne joue plus Les Trois Epiciers que dans les villes de quatrième catégorie !
– Tout ce que vous voudrez, ô lecteur sceptique ; ce qui est bien certain, c’est que Les Trois Epiciers se donnent tous les soirs, à dix
heures, au théâtre le plus parisien de Paris.

C’est même le seul événement curieux de la semaine dramatique.

Hier soir, au milieu du programme corsé de la représentation-Grenier, cela pouvait paraître un accident. Eh bien pas du tout, c’était le résultat d’un plan longuement médité et, si vous le voulez bien, comme un fait aussi mémorable mérite une explication, je vais tâcher de vous faire comprendre pourquoi l’on a exhumé cette vieillerie.

M. Bertrand, vous le savez, se prépare à lancer vers le milieu du mois qui commence son spectacle d’hiver, son spectacle à sensation, la grande opérette d’Offenbach, Meilhac et Halévy : La Boulangère a des écus !

Seulement, aussi bien que pour faire ressortir la blancheur d’un diamant on l’entoure d’émail noir, le directeur des Variétés, pour faire briller d’un plus vif éclat l’opérette annoncée, pour la faire attendre plus impatiemment par ses habitués, pour condamner Paris à ne plus être Paris jusqu’au, jour de son apparition, a voulu chercher un spectacle bien rococo, bien démodé, et comme on n’en voit pas souvent dans les villes les plus disgraciées des départements.
– Si nous reprenions Le Chapeau de paille d’Italie ? lui avait-on dit.
– Vous n’y pensez pas ! a-t-il répondu, c’est une pièce toujours jeune, presque moderne. Il suffirait d’une distribution un peu
convenable pour lui redonner du succès. Cela ne ferait pas mon affaire !
Les Saltimbanques alors.
Les Saltimbanques, à la rigueur, pourraient aller. On en a tâté il n’y a pas longtemps, mais ce n’est pas suffisant. Il faudrait, aux Saltimbanques, ajouter quelque chose de plus… ou plutôt de moins… cherchons donc dans le répertoire de banlieue.

On a cherché et on a fini par trouver Les Trois Epiciers. Avouons qu’on a eu la main heureuse.

Et notez que les artistes, pour jouer Les Trois Épiciers, ont dû se donner un mal énorme.

Quand il s’est agi de répéter, voici ce qui s’est passé.

Pradeau est en scène avec Baron et Coquelin cadet.

Entre M. Bertrand.
– Qu’est-ce qu’on fait là ?
– On répète.
– Oui, je vois bien mais où en est-on ?
– A la fin du deuxième acte…
– Comment… à la fin du deuxième acte… et Dupuis n’est pas là ?
– Dupuis ne joue pas dans la pièce !
– Qu’est-ce que vous dites ? Dupuis ! mais vous devenez fou. La Boulangère sans Dupuis !…
– Mais ce n’est pas La Boulangère que nous répétons… ce sont Les Trois Épiciers !
– Les trois… voulez-vous bien vous sauver ! et plus vite que ça ! On a besoin du théâtre pour La Boulangère… Tenez, si vous tenez absolument à répéter Les Trois Epiciers, il y a, au cinquième, à côté du costumier, une petite pièce vacante. Mais ne parlez pas trop haut ; cela le gênerait pour couper ses costumes de La Boulangère.

Enfin, tant bien que mal, on a joué Les Trois Epiciers.

Et voilà qu’en attendant La Boulangère le boulevard Montmartre est devenu, le cours Montmartre. J’ajouterai même que ce soir la salle des Variétés était excessivement brillante. On y remarquait Mme la notairesse et son époux, le percepteur des contributions et sa
dame, le pharmacien de la grande place et ses demoiselles, le porte-drapeau des sapeurs-pompiers, dont la mâle tenue excitait l’admiration de la partie féminine de l’auditoire.

On m’affirme qu’à la fin de la représentation M. le sous-préfet a fait parvenir ses félicitations à M. Bertrand.

Un monsieur de l’orchestre.

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