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Les derniers moments

Le Figaro – Mercredi 6 octobre 1880

Déjà, depuis hier, tout devait nous faire prévoir ce lugubre dénouement et nul ne pouvait, ne voulait y croire ; on cherchait à se tromper, on parlait de son incroyable énergie, de la vitalité qui remplissait ce corps si chétif d’apparence et qui lui donnait la résistance de l’acier contre la maladie et la douleur ; hélas ! vers une heure du matin, les lumières que les passants du boulevard voyaient briller derrière les rideaux de la chambre d’Offenbach n’éclairaient que son agonie ; à trois heures et demie du matin, il était mort !
Comme tous les ans, Offenbach avait passé une partie de l’été à Saint-Germain-en-Laye, au pavillon Henri IV, où il a mis la dernière main à la partition des Contes fantastiques d’Hoffmann, que va monter l’Opéra-Comique, et à la partition de Belle Lurette que monte en ce moment la Renaissance.
Rentré à Paris vers le milieu de septembre, il s’occupait activement de la mise en scène de ces deux ouvrages, lorsque, il y a dix jours, vaincu à la fois par la fatigue et par la maladie, il dut se mettre au lit. La goutte l’avait repris, aggravée cette fois par une toux opiniâtre qui ne le laissait reposer ni jour ni nuit.
Malgré ses souffrances, Offenbach n’en continuait pas moins à travailler, écrivant, composant, orchestrant dans son lit, ne s’interrompant que lorsqu’une crise trop forte le rejetait épuisé sur son oreiller.
Sa faiblesse était telle qu’il ne pouvait plus tousser. Pour tâcher de lui redonner quelques forces, on lui faisait prendre constamment des grogs chauds à l’eau-de-vie. C’est à peu près la seule boisson qu’il ait prise pendant ces dix derniers jours, mais ses forces ne revenaient pas, et l’engorgement des poumons augmentait d’une façon inquiétante.

Avant-hier soir, vers quatre heures, une crise plus violente que les autres se déclara. Le malade avait toute sa connaissance. Il venait de terminer quelques corrections dans le dernier acte des Contes d’Hoffmann ; tout à coup un étouffement le prit. Il porta la main à son cœur, en répétant à plusieurs reprises :
– Je souffre ! je souffre ! c’est là !
Toute la famille était rassemblée autour de lui. Offenbach avait fermé les yeux et respirait péniblement. Après quelques minutes d’un silence funèbre, il parut se ranimer, regarda sa femme et ses enfants. On l’entendit murmurer :
– Je crois bien que ce sera cette nuit la fin !
Puis il retomba dans une somnolence lourde qui devait durer jusqu’à la mort. On lui parlait et il ne répondait plus. De temps en temps, ses yeux s’ouvraient vagues, errants.
– Tu nous reconnais bien, n’est-ce pas ? lui disait sa femme, en essayant d’étouffer ses sanglots.
Mais, soit que la force lui manquât pour parler, soit qu’il n’entendît pas, le malade refermait peu après les yeux, sans répondre. La vie n’était pas encore tout à fait éteinte en lui cependant. Et à deux reprises, il demanda très distinctement : A boire !
Ce fut même là son dernier mot. A neuf heures l’agonie commença. Torturé à la fois par la goutte qui remontait lentement au cœur, et par l’asphyxie qui envahissait les poumons, Offenbach respirait plus difficilement de minute en minute. On fit venir un prêtre qui l’administra.
A deux heures du matin, le docteur Martel, qui n’avait pas quitté le malade, céda aux sollicitations de la famille et envoya chercher le docteur Heurteloup en consultation. Celui-ci ne put que déclarer qu’il n’y avait plus aucun espoir à conserver.
Le moribond ne respirait pour ainsi dire plus. Autour du lit, toute la famille, hommes et femmes, pleurait. Une lampe posée sur la cheminée et deux bougies dans ces candélabres, sur la table de nuit, répandaient une lueur vague dans la chambre.
Quelques minutes avant trois heures et demie du matin, Offenbach eut un râle suivi presque aussitôt d’un long soupir. Mme Offenbach se pencha sur son mari et retomba en poussant un cri. Il était mort.

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La nouvelle de la mort d’Offenbach a été connue d’assez bonne heure, hier, sur le boulevard, et aussitôt les visiteurs ont afflué à l’appartement qu’il occupait au quatrième étage de la maison portant le n° 8 du boulevard des Capucines. Toutes les notabilités de la société parisienne sont venues là, apporter leurs cartes ou leurs signatures. Nous ne citerons aucun nom. Il nous faudrait mentionner tous les directeurs de théâtres, tous les musiciens, tous les hommes de lettres, tous les artistes.
Dans l’après-midi, nous sommes allés nous inscrire à Offenbach. Le corps de celui qui signa tant d’œuvres charmantes repose la figure découverte, sur le lit où il est mort – un petit lit en fer bien simple, relevé par une modeste tenture bleue. – La figure n’est presque point changée, bien que les traits soient encore amaigris, s’il est possible ; entre ses mains on a placé un crucifix. Deux bougies brûlent sur la cheminée, la fenêtre donnant sur le boulevard est entr’ouverte. Un prêtre veille dans la chambre, son livre de prières à la main. Deux grandes couronnes blanches décorent la cheminée.
De la chambre à coucher, nous passons dans le salon, tout plein encore du souvenir d’Offenbach. Voilà le grand fauteuil bleu dans lequel il s’étendait quand la goutte l’obligeait à rester chez lui. Voilà le coussin bas sur lequel il allongeait sa jambe enflée. Et il travaillait ainsi, ne tenant aucun compte des souffrances qu’il endurait ; toujours malade et toujours actif. Un peu plus loin, c’est la table devant laquelle il s’asseyait pour écrire sa musique les jours où il était en bonne santé. Sur cette table le manuscrit des Contes d’Hoffmann est tout grand ouvert à la dernière page du dernier acte.
Puis au mur ce sont des croquis et des tableaux de Detaille, de Marchal, de Corot, de Vibert, de Ch. Jacques, avec des dédicaces. Sur la cheminée, une tête de femme, en bronze, avec cette inscription sur le socle :

AU MAESTRO OFFENBACH
Le Directeur et le Personnel du Théâtre
Royal de Bruxelles
BRUXELLES, 28 AVRIL 1880

Et enfin, dans un coin, sous une table : Klemsack, le beau lévrier russe, baptisé ainsi par lui du nom de l’un des gnomes des Contes d’Hoffmann.

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Offenbach a succombé à un accès de goutte qui lui est retombé au cœur mais il a succombé aussi à l’excès de fatigue causé par le travail énorme qu’il s’était imposé dans ces derniers temps.
On eût dit qu’il sentait sa fin prochaine, tant il se hâtait de terminer les deux œuvres qu’il avait promises à l’Opéra-Comique et à la Renaissance.

Offenbach laisse après lui un fils :
Jacques Offenbach, âgé de dix-huit ans.
Quatre filles, dont deux mariées.
Mme Charles Comte, femme de M. Charles Comte, ancien directeur du théâtre des Bouffes-Parisiens.
Mme Tournal.
Mlles Pepita Offenbach et Jacqueline Offenbach.
Et une veuve, sœur de MM. Robert Mitchell, Gaston Mitchell, et de Mme Lentz.
Un frère aîné d’Offenbach, Jules Offenbach, vit encore. Il est depuis quelques années dans une maison de santé.

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