Par date

Offenbach au théâtre

Le Figaro – Mercredi 6 octobre 1880

Pour se faire une idée du ressort nerveux qui soutenait sa nature si frêle, il fallait suivre Offenbach a une répétition.
On le voyait chez lui, enveloppé dans une longue robe de chambre de soie rouge bordée de fourrure et enfoui dans sa grande chaise longue. Dire qu’on le voyait est peut-être exagérée, on le devinait plutôt, car il tenait bien peu de place dans les capitons du fauteuil. Ce qui apparaissait d’abord à l’œil du visiteur, c’étaient les deux pieds du maestro, élevés plus haut que la tête. Il était là, complètement inerte, les yeux fermés et évitant de parler, pour mieux ménager ses forces.
L’heure du déjeuner venait, il appelait son valet de chambre et se redressait tout à coup. Il se faisait habiller avec soin, mettant toujours beaucoup de recherche à sa toilette. Puis il mangeait à peine, et au bout de quelques bouchées allumait un cigare très fort. Onze heures sonnaient, on le roulait dans un grand manteau doublé de fourrure fauve au milieu de laquelle se confondaient ses favoris et ses cheveux tombant sur la nuque, puis on le mettait en coupé hermétiquement fermé, les jambes protégées encore par des fourrures ; il partait pour le théâtre.
Arrivant presque toujours avant l’heure fixée pour la répétition, il montait au cabinet du directeur où il discutait de certains détails matériels de mise en scène, examinant les croquis des costumes, les maquettes des décors et demandait des changements.
Pendant qu’on l’avait cru endormi, il n’avait cessé de penser à l’opérette, qui allait naître, et il venait au théâtre avec de nombreux projets de modification !
– Voici comment il faudrait arranger telle scène ! Voici comment j’allège telle introduction ! Les couplets… Vous savez bien au second acte…
– Ah ! oui, les couplets qui sont si jolis !…
– Eh bien ! je les coupe !
– Mais ils seraient bissés !
– Ça m’est égal ! Ils font longueur : je les coupe !
Offenbach était l’ennemi implacable des longueurs. Le morceau le plus réussi était impitoyablement sacrifié quand il lui paraissait ralentir la marche de l’ouvrage.
Ses collaborateurs, le directeur, les acteurs, tout le monde avait beau crier :
– Vous coupez cela, mais c’était l’effet, l’effet sûr ! C’est un meurtre, un suicide !
Il s’entêtait, et au bout d’une répétition ou deux, tout le monde était bien force de convenir qu’il avait eu raison.

Dès qu’on sonnait pour répéter, Offenbach descendait en scène, disparaissant jusqu’aux oreilles dans sa fameuse fourrure. C’était à peine si l’on devinait la tête entre le collet et le chapeau. Autour de lui, à l’avant-scène, tout un état-major se groupait : les paroliers, le directeur, le chef d’orchestre, le régisseur, l’accompagnateur. Aux premiers accords de ce dernier sur le piano, on attaquait le chœur d’entrée dont on avait réglé la mise en scène la veille, après le départ du maestro.
Offenbach écoutait, souriant, la tête penchée en avant et les deux mains appuyées sur sa canne. On le croyait satisfait au dernier point ; peu à peu le sourire d’accentuait, jusqu’au moment où il se levait, bondissant, brandissait sa canne et la laissant retomber dans le vide après en avoir fouetté l’air, s’écriait :
– Très bien !… mes enfants, ça n’est pas ça du tout !
On s’arrêtait. Il courait sur la scène, avec un peu de difficulté, comme s’il escaladait une montagne et, en un clin d’œil, il avait tout dérangé, puis tout remis en place. Ce qui avait paru terne d’abord, ce qui traînassait, était vif, léger, enlevé et dans l’esprit de la musique ; cette musique elle-même, si essentiellement scénique, se transformait par la nouvelle mise en scène.
C’est que le maestro écrivait rarement un morceau sans savoir où il placerait les personnages qui devaient le chanter et sans avoir en tête les morceaux qui pouvaient lui nuire ou le servir.
Il fallait le voir débrouiller un finale. Un autre eût mis huit jours à ce qu’il faisait en deux heures. En l’écrivant, il avait d’avance casé dans son cerveau les allées et venues de tous ses personnages, réglé les défilés, compté pour ainsi dire les pas. Aussi, pas une mesure de trop à l’orchestre. Tout cela s’emboîtait comme les morceaux épars d’un jeu de patience.
Une fois qu’Offenbach s’était levé, on était sûr qu’il n’était pas près de se rasseoir ! Les interruptions allaient leur train.
– Ce n’est pas ça du tout !… Par ici donc !… C’est détestable !… Je n’ai jamais réglé ça comme ça ! Allons ! qu’on recommence, tout, tout, tout !
Et à moitié essoufflé, il quittait sa fourrure pour la remplacer par un paletot plus léger, généralement le pardessus d’un de ses collaborateurs.

Ce changement de costume d’Offenbach avait presque toujours une influence sérieuse sur la suite de la répétition. Ayant la liberté plus complète de ses mouvements, il devenait terrible, courait, se démenait, bousculant les choristes, les secouant par le bras, marchant avec eux, et exécutant les mêmes mouvements, tout en battant la mesure avec sa canne et marquant le rhythme avec ses deux pieds, jusqu’au moment où épuisé, hors d’haleine, il vînt tomber sur une chaise à l’avant-scène, en essayant de dissimuler une grimace de douleur.
Il détestait, à ce moment, qu’on fit attention à lui, qu’on s’informât de sa santé, qu’on fît mine de le plaindre. C’était tout au plus s’il avouait un peu de fatigue à la fin.
De temps en temps, surtout au moment des dernières répétitions, Offenbach se retournait vers un de ses collaborateurs et lui disait :
– Ce tableau-là, je le laisserai filer ! Ils peuvent bien dire tout ce qui leur passera par la tête, je ne les interromprai pas !
Il se pouvait qu’à ce moment sa résolution fût sincère, ça ne l’empêchait pas de s’écrier au bout d’une minute :
– Très bien ! mes enfants, c’est charmant ! seulement, recommençons, ça ne va pas du tout ! Le très bien ! d’Offenbach était légendaire dans les théâtres, comme ses colères.
Ses collaborateurs arrivaient parfois avec l’idée de lui résister, de ne pas laisser sabrer un poème. Mais une fois devant lui, et surtout en voyant la façon dont il se démenait, il abandonnaient la partie et le laissaient faire à sa guise.
Car il fallait bien le reconnaître, c’était un metteur en scène, comme on n’en trouve plus.

*
* *

Offenbach eut au théâtre, en dehors de ses qualités de musicien et de metteur en scène, un art dont on parla souvent : il savait faire une salle un soir de première. Comprenant l’importance des amis au moment de livrer la bataille décisive, il exigeait qu’on mît à disposition autant de places qu’il lui en fallait pour nourrir le feu des applaudissements et des bis. Personne n’eut des services de première comme Offenbach en avait. Billets d’auteur ou billets en location, il obtenait ce qu’il voulait et mettait des places à la disposition de ceux qui lui en demandaient. Il prenait même la précaution de s’assurer par traiter tous les billets qu’il lui fallait pour les distribuer largement. Aussi toutes ses premières furent-elles chauffées à blanc et mises en bon chemin pour arriver à la centième.

Par date
Rechercher
Partager