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Revue théâtrale

Le Temps – Lundi-mardi 26-27 décembre 1864

Feuilleton du 27 Décembre

(...)

Parce que j’ai ri à quelques-unes des bouffonneries de la Belle-Hélène, il s’en faut de beaucoup que je sois désarmé. Je suis très irrité, au contraire, contre les auteurs, gens d’esprit, d’imagination, dont l’un deux, M. Henri Meilhac, mérite de figurer au premier rang des écrivains dramatiques qui cherchent des sujets à idées et des idées philosophiques au théâtre. Je suis irrité contre le musicien qui pouvait mettre autant d’esprit au service d’une véritable comédie, et non pas d’une mascarade ; contre les directeurs, qui sont assez habiles pour corriger le mauvais goût du public, auquel il faut nécessairement des profanations ; contre moi-même, enfin, qui n’ai pu m’empêcher de rire des turpitudes dont j’étais indigné.

Le succès incontestables de cette parodie ne prouve qu’une chose, c’est que l’époque mérite de pareilles sottises ; et pourtant, j’ai bien cru que les auteurs avaient trop présumé de la patience de leurs complices, je veux dire des amateurs de bouffonneries mythologiques. Il me semblait qu’Orphée aux Enfers était une exception, tolérable par son excentricité même, mais qui ne devait pas faire école. Sans avoir de fanatisme pour les dieux d’Homère en général, ni pour les héros, je ne croyais pas que cette moquerie à outrances des types éternels fût si facilement acceptée. Au nom de l’histoire, de la poésie, de la tradition, du préjugé, de l’idée ou de la matière, quelques païens, au moins, devaient protester. Mais non, je faisais trop d’honneur à notre scepticisme ; nous en sommes venus à n’être même plus païens. Calchas a bien raison de le dire avec la voix de Polichinelle, et en se mouchant dans une toile à carreaux : « Les dieux s’en vont ! » mais on ne les reconduit plus à la frontière sur les airs de Henri Heine. Cette flûte aigüe était trop douce, avait trop de charme encore. C’est sur l’instrument à pelure d’oignon, c’est en jouant du mirliton que l’on fait cortège à ces divinités bafouées ! La marche est grotesque. Cette Marseillaise de la débâcle fait rire de bonne foi les étourdis, fait rire de colère ceux qui voudraient pleurer.

Nous assistons à la descente de la Courtille ; mais, après ? quand tout aura défilé ? quand on ne pourra plus ouvrir Homère, sans penser à Dupuis et évoquer la belle Hélène, sans se rappeler la Mariée du Mardi Gras ? quand nous aurons (dans un temps qui veut pourtant imposer le respect, la discipline, la tenue officielle à tout chose) corrompu l’émotion à sa source, empoisonné l’admiration dans son principe, et substitué l’amour de la caricature pour la caricature elle-même, à l’amour et au regret des chefs-d’œuvre : on verra bien ce qu’il sera facile d’obtenir encore de grand, de bon, de juste ; et l’on se repentira peut-être d’avoir encouragé exclusivement le rire des tréteaux, en ne donnant de liberté qu’au scandale.

Voilà ce que je serais tenté de dire, si je ne courais la chance d’être pris à mon tour pour un augure grotesque, pour un personnage égal à Calchas. A quoi bon ces remarques chagrines ? Il paraît que la musique de M. Offenbach est digne d’être analysée par un juge compétent ; je sais que le bureau des locations est assiégé ; voilà trois mois de triomphe pour le théâtre. Le bon moyen d’être infaillible, c’est de se ranger à l’opinion du troupeau, et de chanter les louanges de ce berger que Vénus a choisi parmi les rois de la terre pour être l’amant de la belle Hélène.

On avait fait courir le bruit que nous aurions, cette fois, un essai de comédie dans le goût d’Amphytrion, ni plus ni moins ; sans Molière, bien entendu qui n’est pas retrouvé, mais avec un peu de musique en sa place, la musique étant la grande infirmité moderne. Une comédie pouvait être piquante. Au lieu des infortunes d’un mari moderne, il pouvait être intéressant de nous donner les aventures d’un Ménélas, et de comparer la fatalité antique aux fatalités actuelles. Plus d’une Hélène eût rougi dans sa loge. Mais non, cette intention n’a pas eu de résultat, et, avec des chœurs qui ne dépareraient pas une comédie sérieuse, nous avons les pupazzi que nous connaissons déjà, et Agamemnon, le roi des rois, donne un coup de pied dans l’oeil de Ménélas, en lui enseignant le cancan de nos jours.

La pièce est d’une simplicité antique. Pâris a donné la pomme à Vénus ; Vénus veut lui donner Hélène. Hélène hésite un peu à faire cascader sa vertu ; mais les prières qu’elle adresse à l’ombre de son père et de sa mère, c’est-à-dire devant le tableau religieux qui représente sa maman Léda, recevant la visite de son papa Jupiter, déguisé en cygne, ces prières ne fortifient pas suffisamment sa vertu, et la vocation de Ménélas s’en mêlant, elle finit par être enlevée. Comme Mlle Schneider a un peu plus de lourdeur qu’autrefois, ce n’est pas trop pour Dupuis de trois actes, pendant lesquels il essaie ses grands bras, avant que l’enlèvement réussisse.

Dupuis joue le berger Pâris, absolument comme il jouait le rôle du fermier dans le Chevreuil. Il n’a encore qu’une manière, et ceux qui la trouvent bonne peuvent s’en régaler. Je ne m’en plains pas ; cependant, un peu de variété ne nuirait pas à la gloire de ce grand comique. J’ignore si M. Offenbach est parfaitement satisfait des roulades tyroliennes que Pâris ajoute à ses airs, mais ces roulades sont si connues, si uniformément pareilles à elles-mêmes en toute circonstance, qu’il serait peut-être bon de les laisser reposer.

Mlle Schneider, qui n’est pas une comédienne, ne pouvais donner une physionomie comique à cette création d’Hélène, et elle a beau pendre des attitudes de débardeur, elle n’atteint pas à cette véritable gaieté dont Mlle Alphonsine a le secret. C’était celle-là qu’il fallait prendre ; mais Mlle Schneider est une si grande cantatrice !

Kopp, Grenier, Couder, font de leur mieux, et ils ont vraiment des scènes fort drôles ; mais je crois qu’il ont dépassé le but dans leurs costumes de carnaval ;

Il ne m’eût pas déplu que cette charge s’exécutât avec tout l’appareil antique. Le contraste était frappant : mais ces têtes de Gérontes, ces extravagances de toilette, préviennent trop de la charge, la font attendre avec trop de scepticisme, et, par suite, peuvent rendre le public trop exigeant. La même observation s’adresse à MM. A. Guyon, Hamburger et à Mlle Silly, qui fait pourtant d’Oreste un gandin assez plaisant, et qui siffle d’avance les serpents destinés à siffler sur sa tête.

Les décors sont superbes ; la mise en scène est d’une réelle magnificence. Dans quinze jours, quand les acteurs auront activement collaboré, en jouant, avec les auteurs et multiplié les cascades et les bêtises, la pièce attendra peut-être à cette perfection désespérante d’Orphée aux Enfers. C’est là un rêve ! Quant à la caisse du théâtre, elle est comble. Que peut-on souhaiter de mieux ? Et les gens d’esprit qui y tremperont leurs mains me pardonneront bien facilement de ne pas m’associer autant que je le voudrais à ce succès, auquel ils restent bien supérieurs.

(...)

Louis Ulbach.

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