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Première représentation – Robinson Crusoé

Le Figaro – Lundi 25 novembre 1867

Opéra-comique en trois actes, de MM. Cormon et Crémieux, musique de J. Offenbach

Je laisse à ceux de mes confères qui ont a leur disposition plus de temps que moi et surtout un nombre de lignes moins parcimonieusement mesuré le soin de rechercher quand et combien de fois Robinson Crusoé a été adapté à la scène française ; je leur laisse même le plaisir de constater les trois cents représentations atteintes en 1816 ! par une pièce de Pixérécourt sur le même sujet, grâce à un heureux amalgame de Shakespeare et de Daniel de Foë.

Ici, je ne puis que faire un compte rendu succinct de la représentation d’hier soir.

Le tout est trop long.

Il y a trop de dialogue et trop de musique. Le sujet même de l’ouvrage ne comporte pas de grands développements, et le public s’intéresse médiocrement d’ordinaire – et en cela, il a raison – aux scènes de remplissage.

L’abondance tourne aisément à l’abus, de MM. Crémieux, Cormon et Offenbach sont gens de trop d’esprit pour ne pas tailler hardiment et sans regret dans une œuvre touffue.

Le premier acte de Robinson est un charmant tableau de genre, copié avec esprit et exactitude sur un intérieur anglais.

J’ai l’honneur de vous présenter M. Crusoé, un bon bourgeois, bien protestant, pas trop puritain cependant, et madame Crusoé, sa digne femme, une mère de famille, toute à ses devoirs ; puis Edwige, la jolie cousine, élevée comme la fille de la maison ; Suzanne, enfin, la servante accorte, amoureuse de Toby, le fils du marchand de jambons.

Tout ce petit monde est là, au lever du rideau, priant, travaillant et préparant le repas du soir.

C’est tout d’abord un quatuor délicieux, écrit dans un style mélodique, simple et sévère à la fois. M. Crusoé lit dans sa bible l’histoire de l’Enfant Prodigue, pendant que les femmes babillent à qui mieux mieux.

Cette première page de l’opéra est une heureuse exposition habilement traitée.

Dans ce cottage, on ne vit, on ne respire que pour un charmant, mauvais sujet, grand coureur d’aventures, à l’esprit ardent et au cœur chaud, Robinson Crusoé.

On veut l’établir le garnement ! Pour lui acheter une charge de procureur, M. Crusoé s’apprêt à vendre jusqu’au dernier pour de terre de sa petite ferme.

Robinson fait d’abord mine de céder aux désirs de ses parents, mais, en cachette, il prépare sa fuite et retient sa place sur un navire en partance pour le Brésil ; il cherche même à entraîner Toby, un brave garçon, faible d’esprit, qui ne jure que par lui et ne voit que par ses yeux.

Mais Suzanne a écouté aux portes ; elle veut garder son amoureux près d’elle et effraye Toby au point que celui-ci renonce à ses projets de tour du monde.

Robinson, lui, ne se laisse pas fléchir ; en vain, sa cousine Edwige vient-elle lui dire : je t’aime ! Robinson ne résiste pas aux mirages de fortune qui miroitent devant ses yeux et il s’échappe sans même embrasser ses parents pour conserver tout son courage.

Sauf une seule exception, un duo d’amour, qui fait double emploi, qui rend plus long ce qui est trop long déjà et qui, par conséquent, serait toujours déplacé, fût-il excellent – ce qu’il n’est pas – il n’y a que des éloges à faire à Offenbach pour son premier acte ; d’un bout à l’autre, tout y est scénique, d’une bonne couleur et d’un goût parfait.

Je dois presque tout citer.

Je me rappelle le grand air de Montaubry, largement traité, fort réussi, avec des effets d’orages, à l’orchestre. Cela commence par ces paroles : voir c’est avoir.

Mademoiselle Cico – Edwige – dit, beaucoup mieux qu’on ne pouvait l’espérer, une chanson anglaise : Debout ! c’est aujourd’hui dimanche, d’une gaieté et d’une fraîcheur charmante ; il y a une heureuse rentrée qui ramène le refrain et dans laquelle elle s’est très justement fait applaudir.

Au refrain, chacun danse une gigue.

Ce morceau, qui revient à la fin du dernier acte, a été des plus acclamés et méritait de l’être.

Mademoiselle Cico a dû le répéter.

Viennent plus loin de gracieux couplets, gracieusement détaillés par mademoiselle Girard, sur Thom, Thomas et Thomy.

Je signalerai seulement un quatuor : Ah ! c’est bien mal, lorsque les parents de Robinson apprennent ses projets de départ, pour arriver de suite à une ravissante inspiration chantée par Edwige.

C’est l’aveu bien tendre d’un amour qui s’ignore.

Si c’est aimer, et bien ! je l’aime !

On sait comment Offenbach sent et cisèle finement ces déclarations déguisées ; on se rappelle la Chanson de Fortunio et le : Dites-lui qu’on l’a remarqué, de la Grande-Duchesse.

La nouvelle romane n’a rien à envier à ses sœurs aînées ; elle aura le même succès.

Chacun des actes suivants est divisé en deux tableaux.

Le premier tableau du deuxième acte, om l’on voit Robinson entre son perroquet et Vendredi, ne renferme que trois morceaux – un air de Montaubry, fort soigné, véritable air d’opéra-comique qui a été chanté avec feu et en même temps avec style, – la chanson de Vendredi Tamayo, mon frère ! chanson assez nègre pour être originale, pas assez pour devenir désagréablement bizarre ; un duo enfin entre Robinson et Vendredi que Félicien David serait heureux de signer. Ce sont le parfum des bois et les charmes austères de la solitude, répandus dans une mélodie intime et pénétrante :

Le concert des oiseaux

Chantant sous la feuillée…

Je ne sais trop comment dire, – à madame Galli-Marié qui n’aime pas les compliments, – tout le succès de chant et de jeu obtenu par Vendredi.

Au risque de lui déplaire, je me risquerai cependant à répéter ce que tout le monde disait d’elle hier, c’est qu’elle joue avec une crânerie et en même temps une sensibilité parfaites. Vendredi jusqu’à ce jour, est certainement son meilleur rôle. N’est-ce pas, d’ailleurs, ce que l’on prétend de tous ceux qu’elle créé ?

Dans le deuxième tableau, on retrouve Edwige, Suzanne, Toby partis à la recherche de Robinson après une absence de six années, et abandonnés par leurs matelots révoltés. On voit même un ancien voisin que l’on croyait mort depuis bien longtemps dans un naufrage. C’est Jin-Cocks, naturalisé sauvage et chargé de faire cuire ses amis pour le souper de la tribu des Pieds-Verts.

Ici se place la chanson du pot-au-feu, si amusante que Sainte-Foy a dû la répéter.

Après quoi, Suzanne et Toby se disputent, dans un duo-bouffe des plus comiques et des plus humains, à qui aura l’horrible douleur de suivre à l’autre car un seul des deux suffira pour remplir la marmite – en ajoutant un peu de réjouissance. Edwige elle-même va être sacrifiée, quand Vendredi survient avec les tonnerres, ses pistolets, et met en déroute la tribu des Pieds-Verts.

Un chœur de sauvages assez étrange mais beaucoup trop long, dans lequel se trouve intercalée une grande valse pour mademoiselle Cico, termine l’acte. Ici Offenbach s’est un peu pillé lui-même, et le motif de la valse me semble lui avoir déjà servi plusieurs fois.

Dans le troisième acte, reconnaissance générale, nombreuses péripéties, luttes avec les sauvages et les matelots qui sont trahi. Enfin embarquement de toute la petite colonie.

Mesdames Galli-Marié et Girard se partagent le succès de cet acte.

Vendredi chante une fort jolie berceuse et, plus tard, des couplets où elle déploie toute l’énergie de sa nature jalouse :

Maître avait dit à Vendredi.

Quant à mademoiselle Girard, il est impossible de mettre plus de coquetterie qu’elle ne le fait en chantant :

C’est un beau brun !

Mais c’en est un

De la rive lointaine !

Ce morceau a été également bissé.

Je n’ai pas parlé des deux ouvertures, une avant le premier acte et l’autre avant le second. Quoiqu’il y ait abus, il serait impossible d’en rien retrancher, car toutes deux sont bien à leur place et faites avec soin.

Il me reste, pour faire la part de chacun, à applaudir à l’interprétation de l’ouvrage, qui est aussi bien monté que possible. Crosti, madame Révilly et Sainte-Foy dans des rôles peu importants, Ponchard surtout dans le rôle de Toby, ne laissent rien à désirer. Montaubry et mademoiselle Cico se sont montrés fort supérieurs à ce qu’ils sont d’ordinaire, et méritent des éloges.

Quant à mesdames Galli-Marié et Girard, j’ai dit assez qu’il n’était pas possible d’être meilleures comme actrices et comme chanteuses.

Enfin un orchestre qui se soignera, des décors et des costumes charmants, voilà qui assure une longue existence à Robinson.

La nouvelle partition d’Offenbach est un chapelet d’heureuses inspirations, de mélodies tantôt joyeuses et tantôt bien tendres, dont je viens de détacher seulement les grains les plus brillants.

Son défaut est la longueur et la profusion, je l’ai constaté en commençant.

La qualité dominante est la personnalité.

En venant à l’Opéra-Comique, Offenbach a imité les jeunes gens qui renoncent aux cabinets particuliers et aux soupers galants pour entrer en ménage et faire une fin ; ils changent de genre et de manière, mais ce sont toujours les mêmes personnages. Offenbach a su rester lui en abandonnant l’opéra-bouffe. Le dessin a changé, s’est purifié, s’est agrandi ; mais la couleur est toujours la même, fraîche, éclatante à l’œil et remplie de contrastes heureux.

Je suis véritablement heureux de la brillante réussite de Robinson.

Elle est d’abord la juste récompense accordée à un esprit ingénieux, à un talent souple et facile, à un homme enfin que certaines gens voudraient condamner aux bouffonneries forcées à perpétuité.

Puis elle servira d’enseignement et d’encouragement à la direction de l’Opéra-Comique qui sacrifie trop souvent au culte du passé. Elle lui montrera, recettes en mains, qu’il y va de son intérêt de se créer un répertoire nouveau et qu’il y a presque autant de profit pour elle à jouer de l’Offenbach, du Duprato, du Deffès ou du Delibes qu’à remonter sans cesse les chefs-d’œuvres rebattus, tels que la Dame blanche ou le Pré aux Clers.

Enfin, elle signale le retour du goût public vers le véritable genre de l’Opéra-Comique depuis longtemps délaissé pour des sortes de drame comme Lara, ou des vaudevilles comme le Voyage en Chine. Elle prouve que les spectateurs demandent à être à la fois amusés et touchés, qu’ils veulent avant tout une musique compréhensible et mélodique, une pièce écrite sans prétention comme sans négligence, amusante sans bouffonneries grossières, un spectacle enfin à la fois comme il faut et plaisant.

Eugène Tarbé.

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Nous devons à la parfaite obligeance des auteurs de Robinson et à celle de leurs éditeurs, MM. Brandus et Dufour, de pouvoir offrir à nos lecteurs deux morceaux détachés de la nouvelle partition d’Offenbach, gracieuseté dont nous leur sommes d’autant plus reconnaissants, qu’habitués à n’autoriser le reproduction que d’un seul morceau, il nous ont permis néanmoins d’en publier deux.

Mais comment faire un choix parmi les joyaux d’un si riche écrin ? Notre embarras était grand. Après bien des hésitations que comprendront tous les appréciateurs de cette jolie musique, nous avons donné la préférence à la jolie romance : Si c’est aimer, que chante au premier acte, mademoiselle Cico, et à la ronde du commencement, imitation de gigue anglaise, que l’auteur a fait revenir au dernier acte où, comme on le fait, elle rappelle toute une scène. Deux ravissantes fantaisies que notre critique musicale, dans l’article qui précède, loue selon leur mérite.

Comme nous savons que, sitôt qu’une personne de goût a entendu au théâtre un aire qui lui plaît, elle voudrait rentrer chez elle, pouvoir le jouer tout de suite sur son piano, nous avons fait diligence pour répondre, autant que possible, à l’impatience des amateurs de nouveautés. Nous n’avons pris que bien juste le temps nécessaire au graveur : aussi serons-nous en mesure de donner mardi la romance et mercredi la ronde qu’a tant applaudies le public de l’Opéra-Comique à la première représentation de Robinson.

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