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Théâtre des Variétés

Le Figaro – Jeudi 21 octobre 1875

Première représentation de la Boulangère a des écus, opéra bouffon en trois actes, par MM. Henri Meilhac, Ludovic Halévy, musique de M. Jacques Offenbach.

Gallet, l’épicier-chansonnier, l’ami de Piron, de Collé, de Panard, passe pour être l’auteur de la ronde populaire : La Boulangère a des écus. La pièce est grossière et assez plate, et si Gallet avait fait de mauvaises affaires dans sa boutique de la pointe Sainte-Eustache, il ne fit jamais banqueroute à l’esprit dans sa triple profession de buveur altéré, de gai coupletier et de vaudevilliste grivois ; or, pour racheter l’ordure triviale qui est au fond de ses rimes populassières, la Boulangère ne fait guère flotter le sel gaulois à la surface. Entre beaucoup de mots qui ont surtout l’épicuréïsme goguenard de l’époque, on cite celui-ci de Gallet au prêtre qui venait lui administrer les derniers sacrements sur son grabat. Après avoir bu toute sa vie avec excès du vin non baptisé, le chansonnier (ô ironie de la destinée !) mourut hydropique. En apercevant l’abbé : « Mon père, lui dit-il, vous venez me graisser mes bottes. C’est inutile ; je m’en vais par eau. »

C’est, dit-on, au début de la Régence que la chanson de la Boulangère, dont il nous est interdit de citer un seul couplet, même en lui cassant, çà et là, un pied ou une rime ; monta du cabaret à la Cour et, de l’extrémité des faubourgs, pénétra au cœur de la ville.

Cette histoire des écus de la belle fournière, humaine envers l’Amour et les amours, histoire qui s’abriterait de nos jours difficilement sous la moustache d’un grenadier, elle s’épanouissait alors avec une effronterie pleine de grâce sur les lèvres des nymphes court-vêtues de l’Olympe du Régent : Madame de Parabère la chantait ; mais j’imagine que Madame Du Deffand ne faisait que la fredonner.

Mais Gallet me paraît bien innocent de cette grivoiserie née de l’écume de l’ivresse populaire si les mœurs du chansonnier disent oui, la date de sa naissance dit non. Lorsque éclata la Conspiration de Cellamare – c’est sur la toile de fond de ce cadre historique que défilent les personnages et les incidents de la pièce des Variétés – à l’époque, dis-je, de la découverte de la fameuse conspiration à laquelle n’avait point nui l’imagination de l’abbé Dubois, qui en fit le marche-pied de son insolente et rapide fortune, la Régence avait trois ans, et Gallet tout au plus dix-huit. Il n’est guère à supposer, à cette date, que le papillon eut défroissé les ailes prisonnières dans la chenille, et que le garçon épicier s’occupât à noircir ses cornets de rimes légères soulevées en naissant par la popularité. Si oubliées que soient les chansons de Gallet, elles ont du trait, de la verve et l’heureux à propos d’une improvisation qui n’est pas sans grâce, pour être sans retenue : c’est l’actif de cette renommée d’un jour ; pourquoi mettre à son passif une chanson au dessous du médiocre, née – comme Figaro – de père et mère inconnus ?

Sur les marges de la chanson anonyme, MM. Henry Meilhac et Ludovic Halévy, avec leur expérience consommée du théâtre et du genre dont ils ont popularisé les spirituelles extravagances, ont écrit un roman d’amour et de politique. En effet la politique n’est pas étrangère à l’événement, attendu que Bernardille, le coiffeur de la duchesse du Maine, s’est compromis, par dévouement chevaleresque à sa noble cliente, dans l’échauffourée et la mystification que l’histoire a baptisée la « conspiration de Cellamare ». Bernardille est le Pâris que se disputent avec un succès d’abord partagé deux cœurs féminins habitués à jouer avec le feu, le cœur de la boulangère Margot et celui de la cabaretière Toinon. Jugez de la situation critique de ce coiffeur homme politique, tour à tour au four et à la broche pendant que M. le commissaire lâche sur le conspirateur, qui a détalé après l’avortement de la conspiration les deux plus fins limiers de la police : l’agent Délicat, lequel, arrêtant tout le monde, ne peut mettre la main sur l’amant de sa femme, et son compère Flamèche, qui pourrait lui dire le pourquoi de son habileté policière et de sa maladresse conjugale.

Pour dépister les deux agents à ses trousses et éviter la souricière de M. le commissaire, Bernardille trouve une cachette chez ses deux amoureuses, abritant son incognito, chez Toinon sous le chapeau à plumes du chasseur galonné de la boulangère, et chez Margot, sous le bonnet de coton et la longue chemise fermée d’un garçon mitron. Tout va bien d’abord pour lui. Malheureusement, la rivalité des deux commères l’obligeant à donner, à son corps défendant, la pomme à l’une ou à l’autre au lieu de la partager entre toutes deux, comme il a fait jusque-là, le beau coiffeur se prononce pour Vénus-Toinon, et tout aussitôt Junon-Margot de le dénoncer et de le livrer à M. le commissaire.

Le dénouement est un steeple-chase exécuté dans le corps-de-garde entre le gibier sur lequel la police a mis la main et les chiens d’arrêt devenus chiens de garde. Bernardille s’évade par une fenêtre, escalade les toits, fait le plongeon dans deux cheminées ; et le plaisant de la situation est que cette double dégringolade le ramène invariablement, enveloppé d’un manteau de suie, dans la prison où il exécute ses exercices renouvelés de Latude. Tout cela est un peu gros de comique, mais tout cela a fait rire et tiré heureusement d’affaire les deux auteurs qui, arrivés à la fin du second acte de leur pièce, devaient être quelque peu embarrassés de la finir.

Toinon a obtenu du Régent la grâce de son amant et l’épouse. Quant à Margot, elle se marie avec un soupirant flegmatique et complaisant, qui attend son tour, sans se presser, d’entrer dans un cœur aussi banal que le four de la boulangère. Le patient et philosophe Coquebert est un Picard qui s’est fait Suisse par amour.

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Sur le livret de ses collaborateurs ordinaires qui, cette fois, se sont effacés, avec une modestie parfois excessive peut-être derrière le musicien, M. Offenbach a écrit une de ses meilleures partitions. Il n’a pas changé de style (et il aurait eu grand tort de le faire) ; il n’a point sacrifié la note bouffe, rapide, légère, facile, si l’on veut, qui est sa manière et à laquelle il doit son succès, à l’ambition déplacée d’élargir sans nécessité une scène de genre pour y écrire un opéra comique. Il a prodigué, comme dans ses bonnes inspirations, les rhythmes vivaces dont il a le secret et dont il possède l’art de multiplier les tours et les retours sans lassitude pour son auditoire ; bien au contraire ! Ce secret, qui consiste à ne vouloir ni agrandir m déplacer le cadre de l’opérette, de rester petit pour rester original, d’autres musiciens, venus après M. Offenbach, l’ont divulgué avec un bonheur que je ne veux point contester et pourtant il est plus d’un coin caché de ce secret qu’ils n’ont pu dérober à l’inventeur.

Le don – plus rare que le talent – de faire de la musique toujours en scène et en situation, de tourner la phrase musicale avec légèreté, avec grâce, d’écrire la mélodie la plus frivole avec cet esprit qui la soulève et l’empêche de glisser au pont-neuf ; assurément, don, bonheur ou adresse, quelque nom qu’on veuille donner au style de la petite musique, c’est, là le grand art d’Offenbach. On est libre de reprendre chez ce compositeur jusqu’à l’abus de l’improvisation heureuse ; on peut dire qu’il rencontre plus encore de mélodies qu’il n’en invente, et que voulant gagner du premier coup et à tout prix un auditoire pressé d’être remué par la musique au lieu d’être touché et élevé par cet idéal qui est en elle et qui est supérieur à la sensation et lui survit, l’auteur de la partition de la Boulangère est tout naturellement porté, voulant plaire au public, à tourner le dos aux délicats : on l’a dit bien des fois, je l’ai dit ici moi-même, et, selon toute probabilité, Offenbach le savait avant et mieux que la critique et les gens d’un goût difficile qui lui en faisaient l’observation. S’il a passé outre, c’est qu’après avoir consulté son tempérament de musicien, il s’est dit avec le bon sens des fagotiers d’un opéra comique de Gounod :

Nous faisons bien ce que nous savons faire !

Je vais tout de suite aux morceaux de la partition de la Boulangère qui attestent dans leurs plus heureux développements, chez un musicien populaire, le don de l’invention, l’habileté de l’arrangement et cette entente de la scène qui proportionne avant tout l’effet à obtenir à la perspective théâtrale. Ce que je préfère, même aux meilleures inspirations de l’ouvrage, c’est le premier duo entre Bernardille retrouvant sa Toinon ; coupe, mélodie, grâce des détails, ce duo, en situation et, comme on dit, d’aplomb sur ses jambes, est une page extrêmement réussie. On l’a beaucoup applaudi, et je regrette qu’il n’ait point égalé le succès, mérité d’ailleurs, qui a accueilli le charmant duo de Margot et de Toinon se disputant l’amour de Bernardille. Outre que les idées mélodiques en sont très heureuses, le duo est on ne peut mieux écrit en vue d’entrelacer les deux voix du soprano et du mezzo-soprano. Il a produit un grand effet. Je citerai, après ces deux morceaux, une jolie romance soupirée avec un art exquis des nuances par l’organe pénétrant de Paola Marié. Je louerai ensuite, dans la manière vive, alerte et en dehors du musicien le très enlevant duettino des « charbonniers et des fariniers ». Ces couplets, en forme de duo, galopent, à l’heure qu’il est, sur le grand chemin de la popularité. Après les avoir chantés, on les dansera cet hiver. Ils composent, à vrai dire, les rôles très effacés de Berthelier et de Léonce mais comme on les fera redire chaque soir, aux deux acteurs peu satisfaits, selon toute probabilité de leurs personnages, grâce à ces jolis couplets, du premier au dernier accord de l’orchestre. Délicat et son ami Flamèche feront figure au premier plan.

Le duo d’amour excepté, tous ces morceaux ont été bissés. On a également redemandé les couplets de Bernardille ; je les apprécie médiocrement ; mais le public de cette première soirée les a beaucoup fêtés ; je les lui abandonne donc sans y rien prétendre. Je ne puis faire défiler ici, comme cela a lieu dans la pièce, couplets, chœurs, morceaux d’ensemble. Il y a beaucoup du métier dans tout cela ; je ne répondrais pas qu’il y eût autre chose. En faisant grandement la part de certaines sonorités excessives et de convention familières à l’expérience et à la main d’un compositeur qui ne veut pas donner aux oreilles de ses auditeurs le temps de se reconnaître, il y a des qualités dans le finale très développé du second acte. Tous les épisodes de ce finale sont habilement distribués pour concourir à l’effet des oppositions et de l’ensemble. Au tapage près, qui tombe dans la banalité des formules discréditées, il s’échappe de ces masses à cadences stéréotypées l’instinct et le sentiment de la musique bouffe.

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C’est le coiffeur Bemardille qui est en somme le pivot de la pièce ; ce devrait être plus logiquement et à meilleur titre la boulangère Margot. Pièce, situations, tout indiquait que la commère aux écus, la maîtresse femme, placée au contre de l’action, comme elle est en vedette sur l’affiche, devait mener le branle. Les intolérables prétentions, les tyranniques exigences de la vanité de l’actrice à laquelle le rôle était destiné et qui l’eût fait admirablement valoir, est la cause, la cause unique de ce manque d’équilibre, de ce déplacement du pivot destiné à porter l’ouvrage.

L’actrice a rendu le rôle non parce qu’il gênait, dans quelques parties, les allures de son talent, mais parce que l’astre de sa personnalité, au lieu d’envoyer la lumière à ses satellites, tournant obscurément autour de lui, en recevait une ombre qui en affaiblissait parfois l’éclat. Sans s’être donné seulement le temps de s’interroger pour savoir si ce n’était point prétention exorbitante que de vouloir tout éclairer, tout envahir, tout absorber autour d’elle, l’actrice a rendu son rôle aux auteurs puis à son directeur ; puis comme il fallait de toute nécessité retirer la pièce ou donner le rôle à une autre, quand cette autre l’eut accepté à ses risques et périls, la première Margot se ravisa, plaida et obtint dérisoirement gain de cause devant un tribunal autre que le sien, le seul qui pouvait lui faire gagner son procès dans le rôle de la Boulangère, d’où elle s’est volontairement absentée, et dans lequel, pour sa punition, le public la cherche, la trouve et se dit : « Comme je l’eusse applaudie ! » Manquer une si belle occasion de jouer un de ses derniers beaux rôles, c’est manquer d’esprit… ce qui est inexcusable, quand on en a !

Dupuis ne sera point médiocrement plaisant dans son rôle de coiffeur conspirateur ;, il a une manière de prononcer : la conspiration de monsieur de Cellamare, qui est tout un poëme de bouffonnerie. Quelle voix charmante, sympathique et dirigée par un goût de véritable chanteuse, que le mezzo-soprano de Paola Marié ! Voilà le second rôle femme de la pièce devenu le premier. Pradeau ne pouvait se tailler une création à ce théâtre dans la robe de monsieur le commissaire. Baron trouvera-t-il un rôle dans le Suisse par amour ? « P’tétre oui, prtêtre non, » comme disait Paulin-Ménier, le faux Lesurques du Courrier de Lyon. Faute de mieux, Léonce et Berthelier ramasseront les miettes du succès de la chanson du « charbonnier » et du « farinier. »

Mademoiselle Aimée joue la Boulangère aux écus par autorité de Justice… Elle est dans l’impossibilité de donner ce que le public, mis sur une piste et laissant là l’ombre pour le corps, va exiger sans pitié de la deuxième Margot, ce qui n’est point à elle, c’est-à-dire la voix, l’esprit, la grâce, l’autorité de la première. Comment en vouloir à ce public, qui, perdant au change, aura raison au point de vue de son plaisir, en se mettant dans son tort envers le zèle, les efforts et la bonne volonté insuffisante de mademoiselle Aimée.

Bénédict.

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