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Théâtres

Le Petit Journal – Jeudi 18 janvier 1872

Gaîté. – Le roi Carotte, opéra bouffe-féerie en quatre actes et vingt-quatre tableaux de M. Victorien Sardou ; musique de M. J. Offenbach.

Enfin, le voici ce fameux Roi Carotte dont on parle depuis si longtemps et dont l’apparition est un événement.

Après tout le bruit répandu autour de cette pièce, le public était en droit d’attendre tant et tant qu’on pouvait craindre une déception de sa part, quels que fussent les éléments de succès. Il n’en a rien été, surtout au point de vue de la mise en scène ; l’imagination ne pouvait rien se figurer d’aussi merveilleux.

Dans d’autres féeries, on voyait des décors très brillants, aussi brillants peut-être, mais jamais avec cette prodigalité et cette variété,
jamais avec ce goût parfait, cette recherche du vrai dans la fantaisie.

Le tableau de Pompéï est un chapitre d’histoire il est grandiose, il s’impose à l’admiration au fond une perspective de monuments romains ; sur la scène un forum où défilent sénateurs, gladiateurs, courtisanes, plébéiens, où circule tout un monde enseveli depuis tant de siècles, mais qu’on ne se lasse pas d’étudier et par les reliques qui se sont transmises presqu’à nos jours malgré les révolutions et par les fouilles et par les livres des savantes. Ce tableau donne une idée
exacte de l’antiquité. C’est beau… comme l’antique.

Quel superbe tableau aussi que celui du royaume des fourmis ! Tableau éblouissant, d’une profusion et d’une fraîcheur de tons
inouïes. On dirait un des éblouïssements magiques qui apparaissent seulement dans les rêves.

C’est encore un acte qui représente une société organisée, ayant ses chefs et ses soldats, son aristocratie et son peuple. Les naturalistes
les plus experts ne trouveront rien à reprendre dans cette exhibition d’insectes, classés par espèces et où chacun porte sa robe et ses
couleurs.

Au lever du rideau une place publique de Munich, avec ses étudiants fumant et chantant, et la kermesse avec sa gracieuse farandole comptent aussi parmi les plus beaux tableaux du Roi Carotte.

Les trucs ne sont pas nombreux, mais la qualité supplée à la quantité. On parlera beaucoup du truc de l’enchanteur Kiribibi, très curieux et parfaitement réussi.

Pourquoi parler du sujet ? Tous les journaux l’ont dévoilé, et Sardou lui-même a pris soin de nous avertir que sa féerie est empruntée à l’Histoire héroïque du célèbre ministre Klein Zach, surnomme Cinabre. Pourtant, Sardou a trop de modestie en présentant sa
pièce sous les auspices d’Hoffmann il n’a guère emprunté au conte fantastique que le type du hideux avorton contrefait et grotesque, que le pouvoir d’une fée fait paraître joli, élégant et spirituel à tous ceux qui l’approchent puis quelques détails, entre autres le truc merveilleux que nous venons de mentionner.

Sardou a été mal inspiré en répandant des allusions politiques dans son dialogue. Ça été un prétexte de mécontentement pour le public, qui se lasse de tout, même d’admirer et d’applaudir.

Il sera très facile de retrancher les mots qui ont provoqué des murmures et de tailler un peu dans le dernier tiers de la pièce afin
de ne pas trop faire attendre le dénoûment.

La musique a obtenu un très grand succès. Sans doute, le maëstro s’est montré souvent plus original, mais sa partition du Roi Carotte
est remplie de mélodies, et si l’on surprend des réminiscences, du moins constate-t-on qu’Offenbach n’a emprunté qu’à lui-même.

Il y a dans cette partition de l’opérette, de l’opéra-comique et de l’opéra. Dans ce dernier genre, signalons surtout le magnifique
chœur des armures, écrit avec ampleur, et le quinquette [1] chanté dans les ruines de Pompéï.

Les morceaux de Mlle Zulmar Bouflar, qui joue et chante d’une façon charmante et porte avec une aisance parfaite ses nombreux et
superbes costumes, révèlent surtout leur marque de fabrique. Mlle Zulmar Bouffar sait faire applaudir tous les couplets de son
rôle ; elle les dit avec gaieté et les détaille avec intelligence. On lui fait bisser la chanson : Nous venons du fond de la Perse, et le duo féminin Roule, roule, petite boule. Tout le rôle de Rosée-du-Soir est empreint d’une douce mélancolie qui sied bien à la nature et au chant
de Mlle Seveste. Mme Judic n’a pas trouvé, dans le rôle de la princesse Cunégonde, de quoi faire valoir assez son originalité. Masset, un bon comédien, possède un talent bien sérieux pour représenter un prince de féerie, et il n’est pas facile à Britannicus, à Hippolvte et à Clitandre de se travestir en Fridolin XIV. Pourtant, Masset se tire bien de cette tâche ingrate. Comme chanteur, il posséde une fort belle voix de baryton, qu’on appréciera plus encore à 1’Opéra-Comique, où sa place est marquée s’il persiste à renoncer à la tragédie et à la comédie. Aurèle remplit fort bien le rôle très difficile du magicien Kiribibi ; ce rôle n’a qu’une scène ; Aurèle lui donne une véritable importance
par la manière dont il le joue, et il sait s’y faire applaudir. Citons encore, parmi les interprètes, Vicini (le roi Carotte) ; Soto, un bon
chanteur ; Grivot et Alexandre.

En somme, débarrassé des longueurs des deux derniers actes, et les mots politiques qui choquent quelques spectateurs, retranchés aussi, le Roi Carotte marchera sans entraves. C’est le plus beau spectacle qu’on puisse voir.

Émile Abraham.

[1SIC

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