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Théâtres

Le Figaro – Dimanche 20 mars 1864

(...) Les Géorgiennes de Jules Moineaux et de Jacques Offenbach.

J’ai à vous parler de tant de choses, – des choses qui s’en vont et de celles qui arrivent, – que mon embarras est grand. M. de Buffon disait, au siècle dernier « L’ordre et le mouvement dans les pensées d’un écrivain, voilà le style. » Or, le difficile en ce moment pour moi est de mettre de l’ordre dans le mouvement théâtral qui va défiler sous les yeux du lecteur. Comment faire marcher, bras dessus bras dessous, l’ingénue d’Il ne faut jurer de rien et la drôlesse sentimentale et poitrinaire de Verdi ? Est-il possible que nous chantions la « Petite messe solennelle de Rossini » sur le mouvement de la polka des « Géorgiennes » d’Offenbach, et qu’après nous être grisés, hier soir, de rhythmes [1] de bal masqué nous songions à boire, demain, le laitage de la bucolique musicale avec la Mireille de Gounod ?

(...)

« Bouffes-Parisiens, mercredi 16 mars. »

« Je ne vois pas trop ce qui distingue du nôtre le pays où règne Feroza, la reine des Géorgiennes. Les hommes y sont vantards et poltrons, les femmes y exercent en définitive l’autorité souveraine ; l’accord entre les deux sexes ne peut avoir lieu qu’au bal, dans l’entraînement d’une mazourka ou l’étreinte d’une valse. Mais c’est là notre histoire, et, depuis les six mille ans de la création, c’est l’histoire du monde. Seulement les Géorgiennes de Jules Moinaux et d’Offenbach mettent en scène cette éternelle politique de la femme avec une fantaisie qui n’existe qu’aux Bouffes-Parisiens. Cette fantaisie est justement l’obstacle qui s’oppose au récit de la guerre que le cruel Rhododendron fait aux sujettes de la belle Feroza. Mesdames les Géorgiennes ayant envoyé leurs maris combattre l’armée du farouche Pacha, ceux-ci livrent bataille à Rhododendron, absolument comme Sosie ferraille dans les rangs de l’armée des Thébains, c’est-à-dire par la toute-puissance de l’imagination. Ils rentrent dans la capitale de Feroza avec des lauriers postiches, des nez d’argent, des béquilles et des jambes de bois d’emprunt, et se rendent à l’hôpital, laissant leurs femmes sur les remparts.

Ces sortes de folies ont surtout besoin que les interprètes y apportent une collaboration successive. La pièce se fait et s’aiguise à chaque représentation jusqu’à la dixième il faut que le public prenne son parti d’assister à une répétition générale.

La partition des Géorgiennes est de Jacques Offenbach, qui s’est reposé, en la terminant, des grandes fatigues de son succès de Vienne. Il y a beaucoup de musique dans cet opéra à spectacle, et de cette musique où le pied qui s’agite, la tête qui se balance, le sourire approbateur semblent achever une mélodie heureusement commencée. C’est le triomphe d’Offenbach ; c’est son originalité, et il ne la partage avec personne. Dans ce ton d’une musique facile à entendre, – mais non pas toujours facile à trouver, – on a applaudi les couplets de Pradeau avec refrain en trio : Je suis le pacha Rhododendron ; la chanson du tambour-major, par le même pacha abritant son incognito sous le kolback et le plumet ; les couplets de la trompette, chantés d’une façon piquante par Mlle Zélie Bouffar ; le duo de la toilette entre Désiré et Mlle Saint-Urbain ; et, dans une gamme un peu plus élevée, des chœurs et la Marseillaise des femmes. Pour ma part, cette Marseillaise est ce que j’aime le moins dans l’ouvrage : l’orchestre, les choeurs et Feroza, hurlant sur le tout, se jettent, comme un cheval qui aurait le mors aux dents, à travers toutes les sonorités possibles et impossibles. Ceux qui entendent ont dû devenir sourds, et ceux qui étaient sourds ont dû entendre.

Les Géorgiennes sont montées avec un grand luxe de décors, de costumes et de mise en scène. Le théâtre n’a rien épargné en vue d’un grand succès. L’obtiendra-t-il ? nous le saurons, vous et moi, après la vingtième représentation. En l’attendant, il a augmenté son orchestre, doublé ses chœurs, groupé ses comparses de façon à produire l’illusion que donne une vaste scène.

Pradeau joue avec rondeur le pacha Rhododendron. Il était fort enroué le premier soir, on ne lui en a pas moins fait bisser ses couplets du Pacha. Désiré est étourdissant dans le pas des bohémiennes. Il se cambre, il pivotte [2] sur son genou à défier Andalouses et Catalans. C’est d’une adorable bouffonnerie. Léonce cherche un rôle dans Bobolin, nous verrons s’il le trouvera. Edouard G., le greffier des Bavards, n’a pas encore ajouté cette fois un second type au premier.

Que manque-t-il donc à Mlle Saint-Urbain dans ce rôle de Feroza où elle fait de vaillants efforts pour porter la couronne et manier le sabre du général en chef, pour être, comme dit Sémiramis, regina è guerrierra ? Je ne sais, mais ce qui lui manque est un je ne sais quoi. Elle joue mollement, elle chante mollement, et elle n’a de la voix qu’à la condition de crier. A sa place, dans ce rôle et sous cet uniforme, Mme Ugalde brûlerait le théâtre et sa capitale, et mettrait le feu à la musique d’Offenbach ! »

B. JOUVIN.

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