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La Soirée Théâtrale – Une répétition de la Haine

Le Figaro – Mercredi 25 novembre 1874

– À quand la Haine ?
C’est la question qu’on m’adresse à peu près partout, dans les théâtres comme ailleurs.
Pour pouvoir y répondre, je me suis rendu ce soir à la Gaîté où l’on en est au septième relâche.
Gusman lui-même qui, armé de son pied de mouton, avait la réputation de vaincre tous les obstacles, n’eût pas forcé la consigne formelle défendant l’entrée de la Gaîté à quiconque ne fait pas partie de la pièce. Seulement, votre serviteur est armé d’un talisman autrement puissant que celui du héros de Martainville et, s’était mis en tête de voir, il a vu.
Et ce qu’il a vu, il va vous le dire.

Sur l’emplacement de l’orchestre des musiciens a été dressée une estrade : sur cette estrade on a construit une petit cabane en bois blanc dans le genre des boutiques foraines du premier de l’an. Cette cabane est destinée à garantir M. Victorien Sardou du froid glacial qui règne dans la salle. C’est une attention charmante que l’auteur de la Haine ne retrouve pas partout. À côté de Sardou, dans la même cabane, un piano muni d’un pianiste remplaçant provisoirement l’orchestre, joue les trémolos et le reste.
Un figurant de la Haine a déjà demandé à louer cette cabane pour l’époque des étrennes. Il s’y installera sur le boulevard et l’ornera de cette inscription : Cabane ayant servi à M. Victorien Sardou pendant les répétitions de la Haine. Il compte ainsi tripler le chiffre de ses affaires.

Malgré cette précaution utile, M. Sardou craint encore le froid, et, étant sujet aux névralgies, il est arrivé ce soir à la répétition coiffé d’une magnifique casquette de loutre.
En le voyant, l’un des Guelfes de la pièce s’est écrié :
– Ah ! ben… si je venais comme ça je serais rien blagué !
Ces Guelfes ne respectent rien.

La pièce marche à grand pas. Si elle était l’œuvre de tout autre que M. Sardou, Paris l’eût certainement applaudie samedi dernier. Mais j’ai déjà eu l’occasion de vous dire que Sardou est le metteur en scène le plus minutieux du monde. Aussi a-t-on fait sept relâches et en fera-t-on encore trois. Total : dix relâches. À raison de trois ou quatre mille francs de frais par jour, cela fait un joli chiffre.
Et pour vous expliquer les lenteurs qui signalent généralement les dernières répétitions de l’auteur de Patrie, il me suffira de vous raconter que Sardou tien énormément à voir les figurants jouer leur partie, aussi bien que n’importe quel acteur.
Le moindre comparse est dressé par lui.
– Ici vous vous tiendrez ainsi… vous ferez telle grimace… Pas assez de colère, mon ami ; apprenez votre rôle que diable !
Par exemple, Sardou refuse absolument d’admettre qu’à la Gaîté, – ainsi que cela se pratique dans tous les théâtres, – on puisse changer toutes les semaines un tiers de la figuration. Ses effets, inculqués avec tant de peine, sont naturellement inconnus des nouveaux arrivants et c’est là une des plus grandes déceptions de Sardou.
– Il est positivement la terreur des figurants, me disait quelqu’un ce soir en parlant du jeune maître. Au premier et au quatrième actes de la Haine, la foule se troue mêlée à l’action d’une façon si absolue que, parmi les hommes et les femmes qui la composent, il y en a plusieurs ayant de trente à quarante répliques. « Ici, il me faut des hommes intelligents ! » s’écrie régulièrement Sardou quand on répète ces actes-là. L’autre soir, on lui a répondu : « Impossible, nous sommes tous des ânes ! »

À un moment donné passe, au fond du théâtre une charrette chargée de cadavres – ce qu’il y a de cadavres dans le drame, c’est inimaginable ! – En la voyant, une femme doit pousser un grand cri de terreur. La femme est une choriste quelconque, n’ayant pas de rôle dans la pièce, mais le cri est d’une importance capitale et Sardou y tient énormément. Il lui faut un cri tout à fait remarquable, un cri de première classe et, jusqu’à présent, le cri a été insuffisant.
On a essayé de tout : d’abord on a pincé la femme. Elle a bien crié, mais ce n’était pas une terreur vraie. On lui a marché sur les pieds ; ce n’était pas encore cela. On lui a arraché quelques cheveux : le moyen avait du bon : mais si la Haine, comme on y compte, se joue longtemps, la malheureuse serait bientôt chauve. Aujourd’hui quelqu’un a proposé de lui laisser tomber du cintre un poids sur la tête. Et ! qui sait ? Pour obtenir le cri de ses rêves, Sardou serait homme à ne pas reculer devant un meurtre !

Un détail amusant :
La charrette en question est traînée par un bœuf. À la représentation, comme elle ne fait que traverser le théâtre, tout ira pour le mieux. Mais depuis qu’on répète, la scène se trouve – par suite de ce malheureux cri – interrompue chaque fois pendant une bonne demi-heure et cele ne fait pas l’affaire du bœuf. Il s’énerve, il s’impatiente, il piétine et pour se distraire, envoie, à droite et à gauche de vigoureux coup de cornes. On m’a montré un endroit du décor qu’il a déjà percé à jour.
Le bouvier qui soigne cet artiste aux nerfs délicats, lui fait des remontrances aussi inutiles que bien senties.
– Comme, malheureux, lui disait-il ce soir, il y a si longtemps que je te promettais le théâtre, et maintenant que tu y es, tu t’y embêtes !…

Dans le courant de la pièce il y a une mêlée terrible. Les Guelfes administrent aux Gibelins une volée des plus sérieuses. Personne ne voulait être Gibelin.
Absolument comme dans les anciennes pièces du Cirque où les figurants désertaient en masse dès qu’on leur parlait de les affubler d’un uniforme autrichien !
Du reste, il ne m’ont pas eu l’air absolument ravi, les figurants, de ces répétitions sans repos ni trêve. Il paraît qu’une fois arrivés, leur idée fixe est de s’en aller au plus tôt. Il a fallu recourir à des mesures de rigueur. Deux sergents de la ville ont été placés à l’entrée des artistes, et on a organisé une véritable souricière. On les laisse entrer, mais quand ils veulent sortir, impossible.
Ils n’appellent plus la Gaîté que « le théâtre cellulaire ».

Sur la scène, j’aperçois un acteur que je ne reconnais pas. Et pourtant son rôle me semble fort important, bien que je ne comprenne pas un traître mot aux tirades qu’il débite. Que peut être cet artiste ? Un débutant sans doute… Lequel ? On m’avait dit : que le premier rôle d’homme était celui de Lafontaine. Lafontaine est bien là, mais l’inconnu lui tient tête avec une énergie et une autorité qui montre bien que ce n’est pas le premier venu.
Renseignements pris, j’apprends que l’artiste mystérieux n’est autre que M. Baudu, le régisseur, qui donne le réplique à la place de Lia-Félix, qui ne vient jamais répéter le soir.
Une mémoire étonnante, ce M. Baudu. Il sait par cœur tous les rôles de la pièce et serait capable de les jouer tous, les uns après les autres. Sardou disait de lui en le voyant répéter :
– C’est un composé de Fargueil et de Grassot.

Et maintenant, à quand la première ?
On compte passer vendredi prochain.
La répétition générale aura lieu mercredi. Jeudi, repos.
La commission d’examen a rendu le manuscrit à une condition sine qua non.
Personne n’assistera à la répétition générale.
Si cette condition n’était pas observée, messieurs les censeurs se retireraient et la Haine ne serait pas jouée.
C’est raide, mais c’est ainsi.

Offenbach n’était pas à la répétition ce soir. Il n’y était pas non plus hier, ni avant-hier.
Ses amis répandent le bruit qu’il est un peu souffrant et qu’il ne sort pas de chez lui.
Mais ce n’est pas la raison vraie.
Offenbach n’assiste pas aux répétitions de la Haine, parce que… Je vais commettre une grosse indiscrétion, mais c’est tant pis…
Vous savez combien Sardou est nerveux, Offenbach l’est bien d’avantage.
Pour éviter une collision fâcheuse entre ces deux systèmes nerveux, Offenbach avait juré de ne pas mettre les pieds à son théâtre avant la dernière répétition générale.
Mais comment tenir ce serment ? Comment résister au désir si naturel d’aller voir ce qui se passe chez lui ?
Il n’y avait qu’un moyen ; il était énergie, il l’employa.
Le fidèle Vizentini fut chargé de remettre au sergent de ville qui garde la porte de la Gaîté, une photographie du maëstro et d’en signaler l’original comme un malfaiteur dangereux qu’il fallait arrêter plutôt que de le laisser entrer dans le théâtre.
Malheureusement, pas plus tard que dimanche soir, Offenbach – qui avait complètement oublié ce détail – s’en fut à la Gaîté. On lui barre l’entrée, il résiste, on l’empoigne et on le conduit au poste. Il y a toujours. Cependant, on m’affirme qu’à la dernière heure Sardou se serait décidé à aller le réclamer.
UN MONSIEUR DE L’ORCHESTRE.

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