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Chroniques parisiennes

Le Gaulois – Lundi 19 mai 1879

Jacques Offenbach

Je voudrais déjà être à ce soir. Il y a grande fête chez maître Jacques. Nous allons enfin entendre ces fameux Contes d’Hoffmann qui n’ont pas trouvé à Paris la scène qui leur convient, et dont les Viennois, plus heureux, se régaleront l’hiver prochain. A moins que, d’ici là, l’Opéra-Comique ne se décide. On en dit tout le bien-du monde. Nous verrons. Le maestro a dû se faire pas mal d’ennemis, comme il arrive pour ces réunions exceptionnellement enviées, dont tout le monde voudrait être, et qui restent, bon gré, mal gré, une faveur étroite. Nous serons là cent cinquante ou deux cents, pas plus. L’appartement du boulevard des Capucines a beau être de dimensions très respectables il n’est point en caoutchouc et n’a pu s’étendre. D’autant moins que, pour répondre à toutes les demandes d’invitation, il aurait bien fallu qu’il s’étirât de chez Klein au Vaudeville, en passant par les grands salons de Lucien. Ce qui aurait permis à ces dames de réclamer des dommages et intérêts excessifs, peu en rapport avec le cours moyen des affaires. Offenbach, qui connaît les femmes, au moins de réputation, Offenbach ne s’est pas même arrêté un moment à ce projet, aussi dispendieux que peu pratique. En revanche, on a mis tout sens dessus dessous. Les pièces sont d’un déshabillé à rendre jalouse Alice Howard. Il est vrai que ce soir, juste retour des hommes d’ici-bas, elles seront meublées par la fine fleur du monde parisien, et la belle Alice n’aura rien à leur envier.

On parle d’une quarantaine d’exécutants : l’exquise Mme Franck-Duvernoy, Taskin, sans compter les charmantes filles de l’auteur, qui ne seront certainement pas les moins applaudies, comme de raison. Comme il est loin, le temps où le compositeur le plus joué du siècle, celui dont le nom danse d’un bout du monde à l’autre, au son de sa musique, à qui nos grandes scènes se font un plaisir de prêter leurs meilleurs artistes pour donner ses premières à domicile – le temps où son ami Houssaye, alors directeur des Français, lui mettait en main le bâton de chef d’orchestre du plus littéraire et du moins musical de nos théâtres ! Ce n’est pas qu’Offenbach eût précisément besoin de l’emploi. Il était déjà très lancé dans le haut monde. Violoncelliste hors ligne, on se l’arrachait chez les d’Uzès, les de Maillé, les de Casteliane, les de Béthune, les de Chabrillant... Mais enfin, cinquante louis de plus par mois, il n’en était pas encore à dédaigner l’appoint d’un gros billet. Son zèle, qui avait pris flamme à la rampe, s’éteignit vite. A peine était-il parvenu à former son orchestre – car il avait été nommé chef d’un orchestre imaginaire, quelque chose comme un monsignor sans ouailles – qu’il ressentit une lassitude soudaine. Sauf pour diriger les chœurs d’Ulysse, qui valaient l’honneur de sa présence, on ne le vit guère à son pupitre. Il préférait de beaucoup le foyer, où avaient lieu de formidables parties d’échecs, où Provost et lui se disputaient les suffrages et l’empire. C’était le seul terrain sur lequel Provost le tolérât. Ailleurs, ainsi que la plupart des vieux, il le menait dur, cabalant et maugréant de son mieux contre le croque-notes imposé à messieurs de la Comédie. Les jeunes, au contraire, hommes et femmes, Augustine Brohan et Got surtout, lui faisaient force amitiés.

Cependant, on se plaignait en haut lieu. Houssaye, fidèle écho, transmettait les doléances, répétait les avertissements. Offenbach n’en paraissait guère plus souvent à son poste. Ne s’avisa-t-il pas, un beau soir, de conduire tout son orchestre place Vendôme, chez la belle Mme de B...? Elle lui avait demandé je ne sais plus quelle valse de lui, jouée aux Français avant le rideau. Il n’avait rien trouvé de plus original que devenir l’offrir en personne, à ta tête de ses musiciens.

Pendant qu’il se démenait place Vendôme et humait cet enivrant parfum de louanges, plus capiteux encore quand il vient de passer sur deux lèvres rouges, on faisait beau tapage dans le cabinet d’Houssaye. Les vieux, qui d’ordinaire ne s’inquiétaient de l’orchestre que pour faire lever la toile au beau milieu des airs d’Offenbach, ce soir-là parlaient sur une autre gamme. Pour un peu, ils eussent démissionné en masse. Réflexion faite, ils demandèrent la démission du chef d’orchestre. Le lendemain, Houssaye le mandait par devers lui, le sermonnait d’importance, et M. Baroche lui-même l’ayant cité à comparoir au Ministère, lui casait entre deux sourires :
— Allons, mon cher Offenbach, vous allez trop loin cette fois-ci.

Ce fut toute laleçon. L’enfant gâté ne manqua pas de l’oublier au plus tôt.

Plus tard, quand il prit les Bouffes, ce fut lui qui dut s’adresser à l’administration pour obtenir justice. Et voici comment : il y avait bien six mois qu’il était directeur, qu’on lui payait encore régulièrement ses appointements. Il écrivit au ministre, suppliant de mettre fin à un abus qui compromettait gravement l’économie proverbiale de l’Etat, et de suspendre une faveur qui récompensait le plus irrégulier des chefs d’orchestre passés, présents et futurs.

A cette époque, il connaissait déjà Morny. Il l’avait beaucoup rencontré dans les salons, et le comte, qui n’était pas encore duc, s’était vite et vivement épris de sa curieuse individualité et de sa diable de verve. Cette intimité ne choqua personne. Elle marqua le jeune mestro d’un cachet souverain. Ceux qui le connaissaient comprirent le faible qu’il avait pu inspirer ; ceux qui ne le connaissaient pas sentirent que, pour l’avoir inspiré, il fallait que ce soleil levant eût une chaleur singulièrement communicative. Morny ne prodiguait pas ses affections ; il semblait ’en trop bien juger le charme pour en faciliter l’accès quand il avait une fois aplani la voie, on pouvait aller jusqu’au bout. Il ne se trompait guère dans la jetée de son premier coup d’œil. Avoir été distingué par ce plus fin des connaisseurs et ce plus artiste des dilettantes, c’était presque avoir la fortune en poche et l’auréole au front.

Quand il s’agit de mettre à point Monsieur Choufleuri, Offenbach, consulte, lança le nom de Crémieux. Morny l’accueillit avec une froideur voisine de la glace. Non qu’il eût la moindre antipathie contre l’homme ; le nom seul, encore tout chaud des journées de 48, le tenait en garde. Offenbach tint bon, et personne n’eut tort. Ludovic Halévy se mit aussi de la partie vous voyez que ce n’était pas par l’esprit que devait jamais pécher la pièce.

Quant à la musique, Saint-Remi – le nom de guerre de Morny quand il partait en lettres – avait jeté quelques mesures sur le papier. Inutile de dire qu’Offenbach refit le tout, laissant juste de quoi pouvoir s’en défendre. Il y eut assaut de galanterie, une jolie bataille à qui perd gagne, dans laquelle le musicien eut l’esprit de n’être pas vainqueur. Le charmant vaudeville fut donc annoncé au public comme étant de MM. Saint-Remi et Offenbach. Si bien qu’on put également complimenter le comte sur les airs et sur les paroles, et au besoin sur tous les deux.

L’histoire des opérettes du maître serait bien curieuse à lire. Je sais qu’il a souvent parlé d’écrire ses mémoires, mais ça, c’est comme les ruptures on commence toujours et on ne finit jamais. A défaut de ses souvenirs, qui dorment, voici les miens qui s’éveillent.

Je commence naturellement par la Vie parisienne, qu’on joue en ce moment aux Variétés. Très en forme, Angèle. A la création, personne ne croyait au succès. Le père Dormeuil moins que tout autre. Et si peu, qu’ayant une pièce de Barrière, les Nerveux, si je ne me trompe, il pensait à la mettre en répétition dès le lendemain. La veille même de la première, en entrant dans son cabinet, Offenbach croisa Barrière.
— A jeudi, lui disait le père Dormeuil, et sans faute.

Quand Barrière eut refermé la porte, Offenbach, touchant l’épaule du directeur du Palais-Royal :
— Vous avez tort, mon cher Dormeuil. Croyez-moi, nous aurons un succès. Je vous en réponds.

Plus l’un voulait convaincre, moins l’autre était convaincu. La partition avait été vendue à Heu, l’éditeur de la Chaussée-d’Antin, lequel venait déjà d’acheter les Bavards, ce qui ne fut point une bien jolie affaire. C’est pour le dédommager qu’Offenbach lui porta la Vie parisienne, après l’avoir refusée à Brandus, qui hésitait trop à la prendre. Il devait toucher six mille francs le matin de la première. Mais ses collaborateurs, Meilhac et Halévy, que la défaveur générale avait fini par convertir contre eux-mêmes, eurent un scrupule. Si, comme on le disait, la pièce tombait à plat ? Et Offenbach, du meilleur gré, convint avec eux de ne recevoir les six mille francs qu’après la représentation. En cas de four, on abandonnerait généreusement la partition à l’éditeur, une fois déjà malheureux. Tant de vertu fut récompensée, et au delà. Pas tout de suite, car les premières semaines furent d’un froid ! Il est vrai que les suivantes donnèrent raison au compositeur. Jamais Dormeuil ne fut si content d’avoir tort.

Orphée aux Enfers fut représenté en fraude. Il y avait plus de deux actes, ce qui alors constituait une entorse au règlement. Offenbach n’y regarda pas de si près l’administration non plus, paraît-il, car elle ne s’en aperçut qu’après. Grand émoi au ministère. M. Pelletier, alors secrétaire général, fait venir le délinquant et veut absolument interrompre les représentations. Le ministre était à Vichy impossible de lui en référer en temps voulu. Comment s’y prit maître Jacques ? On n’a jamais bien su ; le fait est qu’Orphée continua sa marche triomphante, que M. Pelletier ne fut pas admonesté le moins du monde, et que M. Walewski se hâta de revenir pour voir le chef-d’œuvre illégal.

Peu s’en est fallu que nous ne perdissions alors un des auteurs d’Orphée : Ludovic Halévy. Est-ce qu’il ne s’était pas imaginé d’entrer au ministère de l’Algérie, récemment institué, sous les auspices du prince Napoléon ? Halévy voulait renoncer au théâtre. Il entrevoyait un avenir administratif ! Après avoir fait les deux premiers tableaux, il s’arrêta et écrivit à Offenbach qu’il n’irait pas plus loin. La lettre arriva à Ems. Elle reçut une prompte réponse, et tapée, je vous jure. Halévy, Dieu merci, ne tarda pas à revenir sur sa décision. Retour heureux s’il en fut, qui, pour son quart à lui, ramena une centaine de mille francs dans son coffre, et, à nous, nous conserva un des plus fins esprits de la comédie contemporaine.

C’est à Ems où Offenbach allait chaque année, que furent joués les Bavards, dont je parlais tout à l’heure et où débuta Mlle Girard, la mère. A Ems, où le grand Meyerbeer traînait le poids de sa gloire et de son mal. Très entouré, très harcelé partout ou il se montrait, il avait imaginé de se coller sur la bouche un de ces respirators réservés aux bronches délicates, et dont il faisait comme un épouvantail aux gens avides d’entendre sa voix. Nul n’était dans le secret. Seul Offenbach savait à quoi s’en tenir. Quand ils se rencontraieht sur le Kursaal, Meyerbeer emmenait à l’écart son unique confident, enlevait son affreux petit morceau de soie goudronnée, et se rattrapait avec lui des longs silences que lui imposait la terreur des importuns, des badauds et des imbéciles.

C’est à Ems aussi que fut tenu ce fameux pari de Lischen et Fritzchen. Briguiboule, le Bënazet de l’endroit, avait parié à un Russe qu’Offenbach ferait une opérette en huit jours. Il s’agissait de quelques billets de mille francs. Offenbach prit pour lui la moitié du pari, ajoutant que l’opérette serait non-seulement écrite, mais jouée dans la huitaine. Qui perdit ? Ce fut le Russe. C’est une perle que ce petit acte qui, transporté aux Bouffes, servit de début à Zulma-Bouffar, qui depuis... mais alors elle sortait à peine des brasseries de Vienne.

Puisque j’en suis aux débutantes, saluons Schneider au passage, Schneider, que maître Jacques pêcha dans Pleine Eau, de Costé et d’Osmond, et qui réalisa si souverainement le type des déesses et des reines, que nulle ne l’a remplacée et ne la remplacera jamais. Bien mignonne alors, presque fluette, avec ses grands yeux parleurs et sa petite bouche de croqueuse, et ce petit nez, et toute cette charmerie qui endiabla si bien tout Paris – et que Dormeuil ne voulait pas payer dix louis par mois.

Quelqu’un qui, à cette heure, est dans ses petits souliers c’est le fils d’Offenbach. Un rhétoricien de Stanislas, qui me semble beaucoup trop artiste pour ne pas être retoqué au moins une fois à son bachot. Son père, qui n’a jamais dédié une partition à qui que ce soit, a eu la faiblesse, il y a deux ans, de lui dédier les Contes d’Hoffmann. Depuis le jour où on a parlé en famille de donner une audition, le cher garçon ne vit plus. Tous les jours, c’est une lettre de trois pages. Ce que les solécismes doivent s’en donner dans ses discours latins pendant ce temps-là ! Mais bien jolies, bien touchantes, ces lettres ! Très musicien, il s’est beaucoup intéressé aux Contes. Hier matin encore, il envoyait à son père un accord en mi bémol en post-scriptum. Et des phrases charmantes : « Quand je serai vieux, vieux, vieux, je chanterai tes airs à mes petits-enfants d’une voix tremblotante, et ils diront, comme dans la chanson de Béranger, en parlant du grand Jacques que j’aurai aidé en son labeur : « Il a connu notre grand-père »

Tout cela pour obtenir qu’on vienne le chercher ce soir exactement, et qu’on fasse évanouir, s’il se dresse, le spectre que j’ai si souvent vu paraître autrefois, la privation de sortie.

Le père lit. Il se défend beaucoup contre son émotion. Mais arrive un mot d’une trop perfide douceur. Le père sourit. Puis, redevenu sévère : « Cristi ! dit-il, c’est impossible absolument. Il se fera refuser avec ces idées de musicien. Il a bien le temps ! » Et, patatra ! le post-scriptum en mi bémol ! Alors Offenbach, se tournant vers la meilleure des femmes et la plus tendre des mères, qui attend la parole du juge sur le sort de son fils :
— C’est qu’il a raison absolument. En mi bémol, parbleu ! Je crois bien qu’il entendra les Contes. Il le faut absolument. Absolument !...

Montjoyeux.

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