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Théâtre de la Gaîté

Le Figaro – Samedi 27 février 1875

Geneviève de Brabant, livret de MM. Hector Crémieux et Tréfeu, musique de M. Jacques Offenbach. – La légende historique et dramatique. – Le spectacle. – La partition. – Le défilé. – Les ballets. – L’exécution. – Christian. – Thérésa.

Si la bouffonnerie musicale de Geneviève de Brabant, rajeunie, allongée, illustrée, ne donne pas aux Parisiens la fièvre de la curiosité, il faut désespérer de conquérir et de distraire un public devenu plus difficile à amuser que le pacha Sha-a-baam ou le roi Louis X. Qui aurait pensé qu’on eût espéré dépasser en surprises les merveilleux défilés de la Biche au bois, du Roi Carotte et d’Orphée aux enfers  ? C’est pourtant aujourd’hui chose faite. La magie du « spectacle des yeux » ne saurait évoquer et mettre en mouvement plus d’images, de fantaisies et de couleurs. C’est au poète classique par excellence qu’il faut demander la définition et l’excuse des prodiges et des prodigalités de cette parodie romantique :

Là, pour nous enchanter, tout est mis en usage :

Tout prend un corps, une âme, un esprit, un visage.

Mais traversons d’un coup d’aile l’obscurité des siècles avec la légende qui va ruisseler, au théâtre de la Gaîté, de tous les feux de la lumière électrique.

C’est noyée dans la transparence d’un nuage historique que nous apparaît la figure touchante et populaire de Geneviève de Brabant. La Palatine d’Offtendinck (on prononce aujourd’hui Offenbach) a inspiré les chroniqueurs, des historiens, des poètes ; la légende de cette victime du « perfide Golo » est sortie de la poussière séculaire des écrits oubliés d’Aubert de Mire, de Jean Molan, de Matthieu Rader, de Henry Dupuis, de Brower…

Si j’en connais pas un, je veux être étranglé !

Plus près de nous, le jésuite Cériziers, Corneille Blessebois, La Chaussée et le poète allemand Tieck ont dramatisé la légende brabançonne ; on ne compte plus le nombre des amants en vers et en prose, dont le cœur et l’esprit se sont enflammés pour la chaste et malheureuse créature qui portait pour vêtement unique, dans la saison rigoureuse et au fond des marécages d’une forêt, une chevelure à traîne. Et voyez comme la poésie se rit de ceux qui prétendent assurer l’immortalité en son nom ! Geneviève vivra éternellement dans l’imagination des peuples parce qu’il lui aura été donné de remplir de sa grâce, de son innocence et de ses malheurs un théâtre de marionnettes. Elle est, sur nos scènes en plein vent, l’immortelle tragédie, comme Polichinelle en est la philosophie et la bouffonnerie immortelle. Qui est-ce qui songera à lire dans l’original ou dans la tradition le beau drame de Tieck (dans lequel, par parenthèse, Golo est un beau jeune homme fortement épris et quelque peu aimé de madame Syffrid) ? Demandez, au fond des hameaux perdus à une paysanne vieille ou jeune de vous conter l’histoire de l’infortunée Paladine d’Offtendinck, elle vous dira la complainte qui commence par ce couplet :

Approchez, honorable assistance,
Pour entendre réciter en ce lieu
L’innocence reconnue et patience
De Geneviève très aimée de Dieu.
Étant comtesse
De grande noblesse
Née du Brabant était assurément.

La femme, le mari et le traître ne sont, bien entendu, dans les cinq actes de l’opéra bouffon, que des points de repère dans l’action, et des prétextes à digressions dramatiques dont s’empare tour à tour l’art du musicien, du costumier, du maître de ballets, du décorateur et du metteur en scène. Il y aurait donc quelque puérilité à vouloir chercher une pièce suivie et raisonnable dans ce concours de tous les éléments de luxe dont le théâtre peut disposer pour tenir en éveil et satisfaire l’attention des spectateurs. Toutefois, quand on vient à songer à ce qu’une machine aussi compliquée dans les moindres détails, aussi difficile à ajuster de toutes les pièces dans son ensemble que Geneviève de Brabant, a dût coûter d’efforts recommençants, de travail acharné, de répétitions sans résultats d’abord et poussées fort en avant dans la nuit, malgré qu’on en ait, on se sent incliné à l’indulgence. Pour disposer sur la scène un groupe qui, vu de la salle, satisfasse le regard, pour éclairer un décor soit à droite, soit à gauche, pour faire entrer et sortir de grandes masses de choristes et de danseurs ; cela a parfois exigé autant de combinaisons savantes que le plan conçu pour assiéger victorieusement une ville ou gagner une bataille. Vous me direz qu’il vaudrait mieux gagner des batailles et prendre des villes : d’accord ! Je ne compare par le résultat, mais j’envisage l’effort, et je m’en tiens au mot de Molière : « C’est une entreprise fort difficile que de faire rire les honnêtes gens », et je les prends la liberté de dire après lui : et de les intéresser à des folies !

Pour arriver à ce résultat si ardemment poursuivi par eux, les auteurs de Geneviève et le théâtre ont eu recours à tous les éléments que l’opérette moderne, la féerie classique et le ballet d’action pouvaient combiner en se faisant mutuellement valoir. Parmi les tableaux qui, dans cette première soirée, ont enlevé les suffrages du public, il faut citer le divertissement des bébés et des nourrices au premier acte ; le grand défilé du deuxième acte, qui est, sous une forme plaisante et caricaturale, un panorama des hommes et des choses de l’ancien et du nouveau régime ; un échantillon, au pas accéléré, de tout ce que les sociétés civilisés ont inventé, aimé et délaissé : les vieux usages et les modes nouvelles s’y coudoient ; la locomotive y défile après la chaise à porteur ; la brouette élégante de nos pères y vient en concurrence avec le coupé du dix-neuvième siècle, le char romain avec le palanquin chinois. Hommes blancs, nègres, peaux rouges, bistrés, guerriers tatoués, femmes fardées, tous les peuples, toutes les races traversent la scène en mesure sur un rhythme d’Offenbach. Les excentricités nées de l’imagination d’artiste y poussent les hommes et les ridicules qui ont existé. L’arche de Noë y flotte sur des épaules humaines, et le ballon se balance au-dessus du wagon, lequel est promené comme une châsse, à dos d’homme, auprès d’une autruche attelée à un cabriolet. Ce défilé est l’alpha et l’oméga du grotesque pittoresquement voituré dans les couleurs changeantes du Kaléïdoscope.

Tout y est, jusqu’à ce qui ne saurait y être. L’œuvre du costumier est comme le piano des couleurs du père Castel ; et sur ce piano, le costumier exécute toutes sortes de variations.

Ce qui surpasse en magnificence ce tableau de la fin du deuxième acte, sans peut-être l’égaler en originalité, c’est le quatrième acte dans lequel la magicienne Armide donne un festin et un bal à toutes les divinités de l’Olympe, à tous les héros et à toutes les héroïnes de la poésie et du théâtre. La maîtresse de ces jardins enchantés a eu recours pour recevoir ses hôtes à tous les sortiléges de sa baguette. Son bal n’eût pas été plus éblouissant, lors même qu’elle aurait convié le Soleil à sa « petite fête » et dérobé au ciel ses étoiles pour en faire des girandoles suspendues aux arbres.

Si j’avais à faire un reproche à ce flamboiement en guise d’éclairage, ce serait celui de l’éclatante monotonie de la lumière. On voit trop pour voir un peu distinctement. On cherche un jardin, et c’est dans un nougat électrique que l’enchanteresse Armide promène sa société !

J’aurais bien un autre reproche, plus sérieux que le premier, à adresser à la maîtresse de Renaud, ce serait à l’occasion d’un petit concert comique qui a précédé son concert et son bal.

La magicienne a trouvé piquant de faire chanter ensemble ou tour à tour Desdemone et Madame l’Archiduc, Georges Brown et la Marguerite de Faust, la Périchole et Valentine des Huguenots, etc. Je crois qu’en ceci le plaisir du public ne rachète point suffisamment ce qu’il y a de blessant pour le goût dans cette parodie des chefs-d’œuvre de la science musicale. Si l’on ne peut la supprimer tout à fait on fera bien de l’abréger et de lui faire céder la place qu’elle usurpa au ballet qui, lui, est d’un goût exquis, et dansé par un corps de ballerine improvisées avec autant de vigueur que de légèreté et de grâce. On y a frénétiquement applaudi une danseuse italienne dont je regrette de ne point vous dire le nom.

La grande scène des hommes d’armes du troisième acte, entre le sergent Grabuge et le fantassin Pitou, n’a été qu’un long éclat de rire, à partir du lever jusqu’au baisser du rideau. Grabuge et Pitou ont dû répéter jusqu’à trois fois leur chanson militaire. Christian, dans le « cruel Golo », n’a eu que le temps d’esquisser son rôle ; je m’en fie à l’acteur pour faire de son gredin légendaire un colosse de bonnes plaisanteries. Lagreney me fait regretter Gourdon dans le mari de Geneviève.

En interrogeant mes souvenirs, je crois pouvoir affirmer que M. Jacques Offenbach a remis sa partition aux trois quarts sur le métier. Il y a multiplié ces rhythmes entraînants dont il a le secret ; mais – ce qui vaut beaucoup mieux que d’avoir écrit la musique très vive, très parisienne du ballet des nourrices et du divertissement du quatrième acte – il a composé un joli duo mélodique et scénique qui est chanté par Geneviève, la nourrice et le page.

Les chansons de Thérésa ont eu beaucoup de succès, trois notamment : la première chanson de la nourrice, les couplets de la fileuse, et la « chanson de geste » au départ de la Croisade. Mais ce qui a obtenu un succès destiné à la popularité, ce sont les couplets à boire, avec la reprise du chœur ; ils sont très francs et bien venus, bien qu’ils rappellent non le motif, mais la coupe rhythmée des couplets des Bavards. Thérésa, c’est Madame Angot devenue une grande virtuose. À la condition de bâtir le Théâtre Italien aux Halles centrales, il ne coûte rien de reconnaître et d’applaudir chez la prima-donna populaire le talent et le style d’une cantatrice originale. Par malheur, Thérésa a créé une école, et ce sont ses serinettes qui me gâtent sa voix. Ces réserves n’enlèvent rien à l’action exercée sur la foule par la nourrice Briscotte.

Geneviève de Brabant sera un grand succès pour le théâtre de la Gaîté.

Bénédict.

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