Londres, jeudi 20.
Mon cher collaborateur,
Il y a quelques années, me trouvant à Kœnigsberg, à l’occasion du couronnement du roi Guillaume de Prusse, je fus témoin d’un spectacle que je considérai à cette époque comme le dernier mot de l’insanité humaine en matière d’art dramatique.
On jouait Orphée aux Enfers au théâtre royal de Kœnigsberg – non pas l’Orphée aux Enfers que nous avons vu aux Bouffes, et que Désiré et Léonce rendaient si désopilant, mais un Orphée aux Enfers transfiguré, mis en deuil, teint en noir, comme une chose sérieuse, grave, presque triste et ayant, comme effet comique, l’intention et la portée du quatrième acte des Huguenots.
Vous n’imaginez rien de pareil. Cela me fit comme si j’avais vu Naples, car je rentrai à l’hôtel en me disant : « Maintenant, je puis mourir. »
Je ne mourus pas, et bien je fis, car j’étais réservé à quelque chose de plus renversant, de plus incroyable.
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* *C’était hier soir. Je flânais dans Regent-Street, en caressant l’espoir invraisemblable de digérer mon dîner, quand le nom d’Offenbach, éblouissant, en lettres de gaz sur une façade contaminée d’affiches, attira mon attention.
« Great attraction ! disait l’affiche ; first audition : The burlesque extravaganza BARBE BLEUE, by the celebrated maestro Offenbach. »
L’afticne ajoutait que miss Léon (l’inimitable, grande et précieuse miss Léon » [1], remplirait le rôle de Boulotte.
C’était une première, au théâtre Saint-Georges !!! Je pensai à vous : j’entrai.
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* *Il y avait sur la scène une vingtaine de chanteurs anglais « Christy’s minstrels », disait l’affiche, qui chantaient des chœurs indéchiffrables.
Tous ces chanteurs étaient barbouillés de suie – un Orphéon au cirage – avec des perruques de laine noire. J’avais remarqué, en effet, sur l’affiche l’annonce de chants d’ensemble par la compagnie des trente Abyssiniens du roi Théodoros.
J’attendis, tout en m’étonnant de la bonne volonté du public anglais, qui applaudissait à tout rompre ces faux africains sur la figure desquels la sueur traçait des rigoles roses, qui étaient l’élément comique de l’exhibition.
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* *Je devais être étonné bien davantage, quand la toile se leva sur le décor du premier acte de Barbe-Bleue, et que je vis arriver la bergère et son berger, Popolani et Boulotte, Barbe-Bleue et Bobèche, tous plus nègres les uns que les autres, et chantant, avec des voix à faire trembler, une parodie de notre opérette parisienne, adaptée en un patois bizarre, mi-partie français, mi-partie anglais, qui n’appartenait plus à aucune langue.
La « précieuse miss Léon » une grande fille maigre que le cirage rendait hideuse, panachait son rôle de fandangos, de boléros, de toutes sortes de pas extravagants destinés à la montrer sous son doubla aspect de danseuse et de chanteuse !
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* *Vous n’imaginez rien de pareil, et les auteurs de Barbe-Bleue ne se doutent pas de quelle façon on travestit ici leur œuvre.
Si cette pseudo-cafrerie était drôle, on passerait encore. Mais ces prétendus chanteurs sont des clowns, cette Boulotte est une acrobate qui accompagne son jeu, de sauts de carpe et de poses académiques, aussi désagréables à voir qu’imprévus à supposer.
Les Anglais riaient à se tordre et applaudissaient à s’écorcher les mains. Cela m’a navré et je me suis promis de vous dénoncer la chose. C’est fait.
A vous,
Paul Joubert.
Jules Prével.