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La Soirée Parisienne

Le Gaulois – Dimanche 14 décembre 1879

LA FILLE DU TAMBOUR-MAJOR

Honneur au courage heureux !

MM. Cantin et Blandin sont les premiers qui aient osé affronter les atrocités de la température. Il est vrai que, depuis hier, le temps s’était singulièrement radouci, et c’est justement à MM. Cantin et Blandin que nous en sommes redevables.

En effet, à peine avaient-ils affiché leur intention dernière de donner le samedi la première représentation de leur pièce, à peine a-t-on su que l’on allait entendre une nouvelle partition d’Offenbach, que le dégel est arrivé. L’approche de cette musique si réchauffante a suffi pour faire fondre les tas de neige et monter les baromètres. Parbleu ! Offenbach en a dégelé bien d’autres.

La pièce nouvelle est là secondé de la série des pièces militaires qu’on nous promet dans un prochain avenir. Elle succède au Billet de logement et précède le Régiment qui passe et les Voltigeurs de la 32e. L’action se passe en 1800, absolument comme dans ces deux dernières opérettes, et même comme dans le Beau Solignac, qu’on va jouer au Châtelet. L’armée et le Consulat sont à la mode, ce qui prouvé que, pour réussir, il faut être militaire ou Premier Consul.

La Fille du tambour-major est, pour ainsi dire, une pièce de famille. Toute la dynastie des Girard s’y trouve représentée, ou peu s’en faut. Nous avons d’abord Mme Girard, la mère de Mlle Girard puis Mlle Girard, la fille de Mme Girard puis M. Simon Max, le mari de Mlle Girard... Je n’ai jamais vu une famille aussi unie.

Cette fois, l’amoureux de Mlle Girard est joué par M. Lepers. Autrefois, c’était M. Simon Max qui, dans les pièces, faisait la cour à sa future femme. Il paraît que ce qui était bien avant le mariage devient immoral après. Et cela se comprend. En effet, on sait que les amoureux au théâtre le deviennent fatalement dans la vie réelle, et que le mariage sert généralement de dénoûment à ces passions en partie double. Or, M. Simon Max, étant le mari de sa femme, ne pouvait plus l’épouser ; c’est clair.

M. Maugé a fait un type bien étonnant de vieux gentilhomme italien. Il est impossible d’être plus ridé et plus gâteux. Il a ouvert une tabatière à petite cuillère qui ne pourra manquer d’avoir un grand succès chez les amateurs de tabac..

Quant à M. Luco, qui a été chargé de représenter le tambour-major, son désespoir a commencé pendant les répétitions. Il ne se trouvait pas assez grand pour cet emploi. Il passait ses journées dans les foires à regarder les géants et à envier leur belle prestance. La belle Norvégienne le mettait en extase. Mais il avait beau manger de la soupe à tous ses repas, il n’arrivait pas à gagner un pouce. Un instant, il a eu l’idée de se faire naturaliser Espagnol, mais il y a renoncé devant la difficulté d’apprendre à jouer des castagnettes.

On a beaucoup remarqué la ressemblance qui existe entre Mmes Girard mère et fille. C’est au point que, lorsque l’une sortait pour céder la place à l’autre, on croyait voir une pièce à transformations.
— C’est une concurrence aux Variétés, a dit quelqu’un. On dirait Dupuis jouant les deux rôles du père et du fils dans la Femme à papa.

La salle est fort belle. On voit que les voitures commencent à marcher et que personne ne craint de revenir à pied. Dans deux avant-scènes contiguës, on remarque MM. Victorien Sardou et Henri Meilhac, qui sont venus applaudir la musique de leur ancien collaborateur.

Mme Offenbach, souffrante en ce moment, n’a pas assisté au triomphe de son mari. Parions que le récit de la soirée la guérira subitement.

Le troisième acte causait une grande émotion aux auteurs et aux directeurs réunis. On savait bien que Mme Simon-Girard serait charmante en petit cocher anglais et danserait la gigue à ravir. On savait bien que Luco serait désormais compté parmi nos premiers barytons, pour sa manière de chanter le duo de la Confession. On savait bien que M. Simon Max serait guéri du trac horrible qui lui a fait dénaturer ses couplets du second acte et faire rimer confesse avec peut-être, et bien-être avec ivresse. Mais on craignait la fin de cet acte qu’on considérait comme dangereuse.

En effet, on assiste à l’entrée des troupes françaises dans Milan. Au fond, le dôme, plus petit, que nature, bien entendu – sans doute pour consoler Luco. – Partout, des drapeaux tricolores. Soudain, la musique s’avance, et les chœurs, soutenus par de bruyantes fanfares, entonnent le Chant du départ.

Une manifestation dans un sens ou dans l’autre semblait possible et aurait été certainement respectable. Eh bien ! pas du tout. La salle entière a applaudi et bissé. On n’a pas été chercher des intentions que les auteurs n’avaient pas voulu mettre, et l’on a tenu à applaudir l’effet de mise en scène, sans aller plus loin. Est-ce que, par hasard, nous deviendrions raisonnables ?

Du reste, si ces mots : le Chant du départ était capables de soulever une agitation quelconque, il y aurait un moyen bien simple de s’en tirer.

Comme tout le monde reviendra entendre la charmante musique d’Offenbach, il n’y aura qu’à l’appeler tout bonnement : le Chant du retour.

Frimousse.

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