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La Soirée Théâtrale

Le Figaro – Mercredi 11 juin 1879

Les clôtures d’été sont tellement nombreuses, cette année, que les colonnes Morris, si bien garnies il y a encore quelques jours, présentent l’aspect d’un horrible tube en bois blanc, à peine couvert par de petites affiches qui courent les unes après les autres. C’est un coup d’œil navrant pour le promeneur. Si l’on cherche machinalement l’endroit occupé par les Bouffes, on y voit l’affiche de la conférence Hyacinte Loyson, à la salle des Capucines ; l’éclairage électrique du Salon remplace les Variétés, et, si cela continue, nous ne trouverons bientôt plus sur ces colonnes, dites des spectacles, que des annonces de photographes ou de liquidations forcées.

C’est devant une de ces colonnes dénudées que je viens de rencontrer M. Cantin, regardant les affiches d’un air dédaigneux.
— Tout cela n’est pas brillant, me dit-il aussitôt, comment pouvez-vous vivre à Paris sans théâtres, alors qu’il vous serait si facile de venir à Bordeaux, où mes artistes sont allés jouer Madame Favart... tel que vous me voyez, j’en arrive et j’y retourne.
— Mais je connais Madame Favart, je l’ai vue aux Folies-Dramatiques.
— Vous croyez l’avoir vue. mais quand on n’a vu Madame Favart qu’à Paris, c’est exactement comme si l’on n’avait pas vu Madame Favart... A Bordeaux, ce n’est plus la même pièce. Pensez donc, au Grand-Théâtre, avec des choristes et des musiciens qui ont l’habitude d’interpréter les Huguenots et la Favorite !... Et puis, quelles ressources pour la mise en scène !... On se croirait à l’Opéra... Je suis tout à fait dans mon élément, moi qui étais né pour diriger un théâtre de premier ordre.

Ce qui m’est arrivé arrive également à tout ceux qui ont le bonheur de rencontrer M. Cantin en ce moment. Le futur prédécesseur de M. Blandin ne manque pas d’engager tout le monde à prendre le train pour aller applaudir à Bordeaux la seule, la vraie Madame Favart, la Madame Favart qui n’est pas au coin de la rue de Bondy. Il a même l’intention de faire un service à la presse pour le Grand-Théâtre du chef-lieu de la Gironde. A ceux de mes confrères qui se récrient à cette nouvelle, il oppose d’ailleurs un argument sans réplique :
— Pourquoi n’iriez-vous pas entendre la troupe des Folies-Dramatiques, à Bordeaux, puisque plusieurs journalistes sont allés entendre tes artistes de la Comédie-Française à Londres ?... Ces derniers aussi jouent des pièces qu’on a vu jouer... on les a même vues sur la scène de la rue Richelieu, qui est beaucoup plus vaste que celle de Gaiety-Théâtre, tandis que Madame Favart s’est transportée d’un petit théâtre dans un grand... on y gagne davantage !

Pour le tuteur de M. Blandin, il n’y a plus de ville au monde comparable à Bordeaux. Il décrit le voyage avec un enthousiasme aussi sincère que communicatif, énumère complaisamment les avantages du séjour de Bordeaux, parle en homme entendu du bon climat de Bordeaux, des cèpes de Bordeaux, de l’excellent vin de Bordeaux qu’on boit à Bordeaux et s’étonne hautement que la France ait pour capitale une autre ville que la ville de Bordeaux.

Etant donné cet engouement de M. Cantin pour Bordeaux, on peut s’étonner qu’il ait quitté Bordeaux, qu’il soit revenu à Paris, ne fût-ce que pour deux jours.

Aussi, m’assure-t-on que le chef de file de M. Blandin n’est venu ici que dans le but de s’entendre avec le directeur de la compagnie d’Orléans, au sujet de l’organisation de trains à prix réduits pour Bordeaux, autrement dit, trains de plaisir pour Madame Favart.
— Comme cela, dit-il, quand on verra Madame Favart à Bordeaux, on verra en même temps que ceux qui n’ont vu Madame Favart qu’à Paris, n’ont pas vu Madame Favart.

Un Monsieur de l’orchestre.

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