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La Soirée Théâtrale

Le Figaro – Vendredi 20 juin 1879

Les courriers de théâtre viennent de donner une nouvelle qui, en plein hiver, eût éclaté comme une bombe dans le monde parisien. Mais, vu la saison, cet événement a produit beaucoup moins d’effet que la réunion du Congrès et le récit des grosses séances parlementaires. Il ne laisse pas, cependant, que d’avoir une certaine importance.

Je veux parler de la prise de possession, par M. Cantin, du théâtre des Bouffes-Parisiens.

On sait vaguement que le nouveau directeur du passage Choiseul veut apporter de nouvelles traditions dans son nouveau théâtre on parle même d’une véritable révolution mais, en réalité, personne ne sait au juste à quoi s’en tenir sur les intentions de M. Cantin et chacun se demande :
— Que va-t-il faire ?

J’ai, sur ce point, le rare bonheur d’avoir obtenu des renseignements précis. Les plans du successeur de M. Comte peuvent changer d’ici l’ouverture de la saison, mais, pour l’instant, ceux que je connais semblent bien arrêtés, et je crois pouvoir, sans trop d’indiscrétion, les dévoiler ici. Ce sera certainement la révélation la plus étonnante, la plus inattendue qu’on puisse imaginer.

Personne n’a oublié que M. Cantin fut un des candidats qui se mirent sur les rangs pour l’obtenir la direction de l’Opéra et que, malgré les preuves d’habileté qu’il avait données aux Folies-Dramatiques, il fut impitoyablement retoqué.

Furieux, M. Cantin s’était juré de prouver à un gouvernement aveugle, qu’il pouvait, lui aussi, faire du grand art, réaliser de grandes choses, recevoir une grande subvention, diriger une grande scène.

C’est pour cela qu’à défaut de l’Opéra il a pris les Bouffes.

Aussi, se tromperait-on grossièrement si l’on croyait qu’il va continuer à exploiter dans son nouveau théâtre le genre qui en fit autrefois la célébrité et qu’Offenbach y créa avec tant de succès.

M. Cantin a des visées plus hautes.

Il va élever le niveau des Bouffes et faire concurrence au grand Opéra.

Pour cela, le directeur millionnaire ne reculera devant aucun sacrifice. D’abord, afin que l’analogie de son nouveau théâtre avec le monument de Garnier soit complète, il va le doter d’un escalier à peu de chose près semblable à celui de l’Opéra, dût-il pour cela empiéter sur le passage Choiseul et exproprier toute la rue Monsigny. A l’intérieur, il veut tout étendre, tout agrandir ; la scène sera élargie, on démolira tous les murs ; la machinerie va être organisée comme à l’Académie nationale de musique et l’on creusera le sol pour créer une dizaine de dessous complémentaires en un mot, on se livrera à tous les travaux gigantesques que nécessite l’installation matérielle d’une grande scène lyrique.

Mais ce n’est pas tout.

Les journaux ont raconté que M. Vaucorbeil, parti à Londres pour engager de grands artistes à prix d’or, avait eu a soutenir la concurrence redoutable du baron de Kuster, directeur des théâtres impériaux de Saint-Pétersbourg, qui lui disputait les ténors, les barytons et les prima-donna.

Eh bien ! le soi-disant baron de Kuster n’était autre que M. Cantin qui, ne pouvant s’emparer du répertoire de l’Opéra et n’ayant qu’une confiance médiocre dans les compositeurs d’aujourd’hui, veut du moins faire chanter par les plus célèbres artistes le répertoire éprouve des Bouffes et des Folies-Dramatiques, remanié et élargi pour la circonstance.

Son spectacle d’ouverture était tout indiqué. Ce sera la Timbale d’argent, mais la Timbale d’argent transformée en un véritable opéra, comme les Huguenots ou l’Africaine. La nouvelle distribution de la Timbale présente un ensemble sans précédent : Faure chantera le rôle du juge Raab ; Gailhard, celui de Pruth ; Capoul, celui de Muller ; Boudouresque, celui de Barnabé ; Nilsson, celui de Molda ; Mlle de Reszké, celui de Fichtel, et Mlle Daram, celui de Mme Barnabé.

En devenant grand opéra, la Timbale aura deux actes de plus. Aussi les auteurs travaillent-ils jour et nuit. Léon Vasseur compose d’innombrables récitatifs pour remplacer l’ancien dialogue, sans préjudice des nouveaux morceaux qu’il écrit spécialement pour Faure, Capoul et Nilsson.

Au premier acte, Faure aura une entrée sur laquelle on compte énormément. Le juge Raab est un grand patriote ; il souffre de voir son canton battu à tous les concours orphéoniques. L’âme brisée en voyant Fichtel se livrer à la joie, à la boisson, et entonner de gais refrains, le vieux magistrat s’écrie avec douleur :

Il chante en son ivresse
Ses plaisirs, sa maîtresse !

A signaler également, le chœur des cantons tyroliens qui n’ont pas eu la timbale :

Quand le Tyrol est un champ de carnage !

L’apostrophe véhémente de Pruth (Gailhard) demandant à Muller (Capoul) :

Sais-tu bien ce que c’est que d’aimer sa patrie ?

Les couplets touchants de Raab à Molda, avant te départ des orphéonistes :

O ma nièce chérie !
O ma nièce adorée !

Le grand duo entre Raab et Muller :

Amour sacré de la Patrie

Et enfin, le duo d’amour de Molda et de Muller qui, dans le nouveau poëme, se décident à fuir un canton où il leur est interdit de s’aimer :

Ah ! viens, dans une autre Patrie !

La mise en scène de la Timbale surpassera naturellement tout ce qu’on a vu à l’Opéra en fait de décors et de costumes.

Il y aura surtout un grand ballet au 3e acte dont on dit merveille et dans lequel paraîtront à la fois, Mlles Sangalli et Mauri, ce qui ne s’était encore jamais vu, même à l’Opéra.

Après cette brillante reprise de la Timbale, M. Cantin nous préparera d’autres surprises.

Nous reverrons, entre autres opérettes transformées :

La Créole, avec son vaisseau du troisième acte, qui coulera à fond le fameux vaisseau de l’Africaine ;

Boule de Neige, où nous verrons des patineurs bien plus intéressants que ceux du Prophète.

Et, bien entendu, le Petit Faust, auquel retravaille déjà M. Hervé, afin de le rendre bien plus grand encore que le Faust de l’Opéra.

Un Monsieur de l’orchestre.

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