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Correspondance

Le Figaro – Dimanche 6 juillet 1856

Paris, le 2 juillet 1856.

Mon cher Villemessant,

Le Figaro est une véritable boîte aux lettres, seulement on les y jette tout ouvertes, afin que tout le monde puisse en prendre connaissance, votre journal étant, comme on sait, l’un des plus recherchés, et, certainement, à juste tire, par les amis de la jeune gaîté française et du retentissement parisien.

M. Jacques Offenbach, directeur du petit théâtre lyrique les Bouffes-Parisiens, a cru pouvoir se permettre de vous écrire à mon sujet, et vous avez eu la complaisance d’accueillir sa prose légère. Vous vouliez sans doute, par ce procédé préalable, établir mon droit à la réponse, et j’en use, en vous remerciant tout d’abord de la bonne intention.

Il y a vingt ans à peu près que je connais M. Offenbach ; je l’ai toujours tenu pour un violoncelliste hors ligne, dans le sens que lui-même attache à ce mot lorsqu’il parle de ses pensionnaires ordinaires les moins illustres. Et, depuis qu’il a fait Ba-ta-Clan et les Deux Aveugles, je le tiens, grâce à mon intelligence musicale, pour un très gai et très amusant compositeur, ce qui est une vérité à la façon de La Palisse, contre laquelle sans doute il ne s’inscrira pas en
faux.

Mais M. J. Offenbach peut jouer ordinairement du violoncelle et composer spirituellement des opérettes, sans que ce double titre lui donne le droit de se plaindre de celui dont, jusqu’à présent, il reste toujours l’obligé, en raison des réclames complaisantes qu’en divers temps il en a reçues. Or, M. Offenbach, en ne craignant pas d’écrire dans vos colonnes que je tiens « boutique et arrière-boutique, une agence dramatique et un journal, – le journal éreintant les artistes qui ne sont pas inscrits sur les registres de l’agence, et celle-ci
fermant sa porte au nez des acteurs qui ne sont pas portés sur
les registres du journal, » – M. Offenbach a dit tout simplement le contraire de la vérité – et je vous prie de remarquer l’urbanité de cette périphrase.

Vous recevez l’Europe Artiste depuis quatre ans, mon cher confrère, vous en connaissez le rédacteur en chef ; je n’ai donc pas besoin, auprès de vous, d’essayer le panégyrique, soit de la publication, soit de l’écrivain. Si jamais je deviens impresario, j’userai comme M. Offenbach de la réclame (c’est utile). Tant que je serai journaliste, je me bornerai à chanter les hauts faits de tous les Tromb-al-Cazar existants, et de M. Offenbach lui-même, qui me l’a souvent demandé.

L’Europe Artiste, mon cher de Villemessant, n’éreinte personne pour raison d’intérêt ; et l’Agence Lyrique, qui s’y trouve depuis quelque temps annexée, n’a avec la rédaction du journal aucune solidarité. Vous comprendrez, en effet, que si cette feuille, qui s’adresse à toutes les sommités artistiques et qui est lue dans toutes les capitales (comme l’on dit dans les prospectus), se laissait influencer par les combinaisons mesquines imaginées par M. Offenbach, il arriverait
ceci c’est que mesdames Maréchal ou Schneider dépasseraient Jenny Lind ou la Médori de cent coudées, et que nous en arriverions à faire de la critique bouffe, tandis que je suis partisan de la critique sérieuse.

J’ai eu occasion de présenter à M. le directeur des Bouffes-Parisiens madame Armand, artiste de talent, la fille de madame Astruc, du théâtre de la Porte-Saint-Martin, et qui joue les travestis et les Déjazet comme pas une des célébrités immodestes, pensionnaires de M. Offenbach, ne serait capable de le faire. M. Offenbach, qui ne sait rien du talent de madame Armand, m’a écrit à son sujet une lettre dont la convenance est au moins contestable. – Passons. – J’ai adressé à M. Offenbach une jeune personne de dix-huit à vingt ans,
élève de M. Morin, professeur au Conservatoire, laquelle, se destinant à l’opéra comique, a cru que le théâtre des Bouffes n’était pas un échelon lyrique si élevé qu’il ne lui fût permis d’y monter. M. Offenbach a deux fois de suite entendu cette jeune personne, et s’est borné à occasionner ce double dérangement à cette vieille jeune première, sans même s’excuser, ce qu’eût sans doute fait le concierge des Bouffes-Parisiens, pour peu qu’il ait été à l’école des Frères.

Or, il ne m’a pas paru convenable que M. Offenbach prit ces façons d’agir, et j’ai voulu le lui faire comprendre ; il paraît que j’y ai réussi. – Quant à souffrir qu’il essaie, par votre journal ou par tout autre voie, d’accréditer sur mon compte des insinuations diffamatoires, mieux que personne vous devez comprendre que je ne dois pas le tolérer.

Amitié,

CHARLES DESOLME.

___

Mon cher Villemessant,

Je ne veux relever de la lettre de l’ami Desolme que deux aveux qui établissent complétement l’exactitude de mes allégations. – Il reconnaît m’avoir adressé deux artistes, et il avoue m’avoir attaqué dans son journal à la suite de mon refus de les engager. – J’étais donc autorisé à dire que l’Europe artiste critiquait un peu sévèrement les directeurs qui n’accueillaient pas avec enthousiasme les artistes patronés [1] par l’Agence théâtrale.

Il est bien en colère, l’ami Desolme ; entre nous, je crois que c’est pour rire. Dans son for intérieur, il est enchanté que j’aie fait connaître au public ses deux enseignes. Quoi qu’il en soit, je l’autorise à m’éreinter aussi fort qu’il lui conviendra mais je le prie instamment de ne plus m’adresser à l’avenir ses jeunes et jolies protégées, filles de Lekain ou de la Duchesnois.

A vous,

JACQUES OFFENBACH.

[1SIC

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