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La Soirée Théâtrale – La Boulangère a des écus

Le Figaro – Mercredi 20 octobre 1875

Voici le premier événement théâtral, la première soirée à sensation de la saison nouvelle. Après huit jours de relâche, La Boulangère a des Ecus vient de faire son apparition sur l’affiche des Variétés.

Et, à ce propos, commençons, par démentir le bruit qu’un de nos confrères – évidemment mal informé – répandait tantôt, dans les couloirs

Il est absolument faux que l’Assistance publique ait l’intention de prélever, à l’avenir un droit de dix pour cent sur les relâches des théâtres en prenant pour base la moyenne des recettes qu’ils pourraient faire s’ils étaient ouverts.

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Inutile de dira que la première de la Boulangère excitait très vivement la curiosité et que les coupons des Variétés avaient plus de valeur, ce soir, que ceux de l’Emprunt turc.

Depuis les Brigands, c’est-à-dire depuis 1869, il n’y a pas eu d’opérette signée Meilhac, Halévy et Offenbach.

D’où venait cette interruption si longue d’une collaboration qui n’avait compté que des succès ?

D’une raison bien simple : Meilhac avait formellement déclaré qu’il renonçait pour toujours à l’opérette. J’ai déjà eu l’occasion de raconter que le charmant auteur de Frou-Frou n’aime pas la musique. Meilhac prétend volontiers que la lettre de Métella serait plus jolie dite que chantée.

Pourtant un soir de l’hiver dernier, je me trouvais dans les coulisses des Variétés quand Meilhac s’y rencontra avec Offenbach. On venait de reprendre la Périchole et on faisait beaucoup d’argent.

Vois-tu, mon cher Meilhac, disait Offenbach, cette reprise est ta condamnation. Tu as beau faire de petits chefs-d’œuvre comme les Sonnettes et la Petite marquise, c’est la Belle Hélène, la Grande duchesse, la Vie parisienne qui rapporteront encore des droits à tes petits enfants si tu en as jamais Crois-moi, on aura déjà oublié Frou-Frou quand on parlera encore de la Périchole !

J’ignore si c’est le raisonnement d’Offenbach qui a convaincu Meilhac, mais quelques jours après, il fut question aux Variétés de La Boulangère a des écus.

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Fort belle salle. Voici les noms que je trouve sur mon carnet :

Mmes Welles de la Valette, Calzado, la famille Offenbach et Comte ; MM. le chevalier Nigra, de Scepeaux, Delamarre, Costé, Hostein, Garnier, Duquesnel, Dalloz, d’Ennery, Henry Houssaye, Joncières, Humbert de Bruxelles ; Mmes Zulma Bouffar, Judic, Peschard, Alice Regnault, Marie Grandet, Valtesse, de Lizy, Demay, Léonie Baron, Donvé, Gabrielle Gauthier, Sarolta, la nouvelle étoile de la Renaissance : Mlle Luigini, Aline Duval, Antonine, Silly, Méry Laurent et une foule d’et-cætera.

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Les décors sont fort soignes. Je citerai surtout celui du premier acte, qui représente le Pilier des Halles. Quand le rideau s’est levé sur le chœur des rôdeurs de nuit et des tirelaine, j’ai eu un moment de douloureuse illusion : il me semblait que j’allais assister à un drame d’Anicet Bourgeois. La spirituelle musique d’Offenbach a bien vite dissipé ces craintes.

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Les costumes aussi sont jolis. Je citerai notamment ceux des pages en soie bleue et blanche avec broderies d’argent ; le costume suisse de Baron en satin cerise et jaune avec galons d’or et d’argent ; la charmante toilette que Paola Marié porte au premier acte et les trois costumes de Mlle Aimée.

Par exemple, cette dernière a déployé un luxe de diamants digne d’une chanteuse qui revient d’Amérique. Pendants d’oreilles énormes, colliers immenses, broches, bracelets, agrafes, boutons ; tout est en brillants. Rien que pour cela, tous les bijoutiers de Paris iront voir la nouvelle opérette.

Mlle Aimée a voulu prouver que la boulangère à des écus.

Mais je ne dirai pas comme la chanson :

Qui ne lui coûtent guère !

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Berthelier, et Léonce en agents de police sont superbes. Berthelier surtout est costumé supérieurement. Il m’a rappelé je ne sais quel tableau – un Terburg, je crois – que j’ai vu dans un musée flamand. C’est un type d’un réalisme achevé.

A propos de Berthelier, il s’est passé un fait assez amusant. Son nom a été absolument oublié sur l’affiche d’aujourd’hui, si bien que ce matin en sortant de chez lui il a pu croire un instant qu’on venait de couper son rôle.

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On se rappelle sans doute les bonnes petites farces que la capricieuse Paola Marié a faites cet été dans certains théâtres de province. Le public – je dois le constater – n’était pas sans inquiétude en la retrouvant.

– Pourvu, se disait-on, qu’elle n’aille pas recommencer à Paris ses plaisanteries du théâtre de Bordeaux ! La voyez-vous tirant la langue à Sarcey ou faisant un pied-de-nez à Vitu ?

Elle est si fantasque, la jolie Paola !

Après le premier acte, on a essayé de faire croire à un monsieur que la charmante, petite cantatrice avait brusquement quitté le théâtre et que le second acte n’aurait pu être joué ce soir si Mlle Schneider, avertie à temps, n’avait complaisamment offert de la remplacer.

On se raconte aussi, concernant Paola, des anecdotes variées.

Elle sortait un jour d’une répétition du Théâtre-Français, à Bordeaux.

Un gamin se campe devant elle et lui demande, avec l’accent que vous connaissez :

– N’est-ce pas que vous êtes Paola ?

– En voilà un… ! réplique l’actrice.

Et le gamin de dire à un camarade :

– Té… tu vois bien que c’est Paola !

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Ajoutons que non-seulement les inquiétudes du public n’ont pas été justifiées, mais que – pendant toutes les répétitions de La Boulangère a des écus – Mlle Marié a été d’une exactitude scrupuleuse et d’une docilité incomparable.

Tellement incomparable qu’un instant Offenbach a eu des doutes et qu’il est entré un jour dans le cabinet de M. Bertrand en lui disant :

– Mon ami, êtes-vous bien sûr au moins d’avoir engagé la vraie Paola, Marié ?

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Miranda, pendant un entr’acte, m’apprend un fait encore inconnu dans les chancelleries et qui peut avoir la plus grande influence sur la politique européenne.

Il paraît que M. de Bismark vient de pleurer pour la première fois de sa vie en apprenant la mort de son valet de chambre, qui s’est tué par accident en nettoyant un fusil.

Qui sait ! Peut-être à la suite de cet événement, le grand chancelier va-t-il prendre les armes à feu en horreur. Et alors…

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Je puis, sans empiéter sur le compte-rendu, citer – à cause de son actualité – un couplet dont les rimes ne sont pas riches, bien qu’il y soit question de capital.

Ce couplet, chanté par Dupuis, a eu beaucoup de succès.

Le voici :

La vertu c’est un capital,
On l’a dit et je le répète,
Je connais des femmes et pas mal
(Parlé) Qui non-seulement ont tout dépensé… le capital et les intérêts, mais qui même
Sont absolument criblées d’dettes !

On a beaucoup remarqué et commenté l’absence de Mlle Schneider qui, d’ordinaire, occupe une avant-scène à toutes les premières des Variétés.

Si la diva n’était pas là, c’était bien malgré elle, car on m’affirme qu’elle a offert jusqu’à mille francs d’une loge. Et même, à ce propos, quelqu’un lui ayant fait observer qu’elle avait peut-être tort de vouloir se montrer à son ancien théâtre étant en froid avec M. Bertrand :

– Bah ! a-t-elle répondu, il lui sera beaucoup pardonné… parce qu’il a Aimée.

Un monsieur de l’orchestre.

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