Par date

La Soirée Théâtrale – La soirée des grands-ducs

Le Figaro – Vendredi 27 novembre 1874

Une note du Figaro de ce matin a jeté le trouble, ce soir, dans beaucoup de théâtres.
Elle disait que les grands-ducs de Russie avaient fait retenir par dépêche une loge dans un théâtre de genre. Mais dans quel théâtre ? (…)
Et je vais aux Bouffes. Justement le troisième acte de Madame l’Archiduc vient de commencer.
Le contrôleur ne se possède plus.
– À nous la palme ! s’écrie-t-il. C’est nous qu’ils ont choisis.
– Qui, ils ?
– Comment qui ! mais les grands-ducs, les grands-ducs de Russie !
– Les grands-ducs ! Ah ! ça ! est-ce qu’ils m’ont suivi ? Se seraient-ils, eux aussi, décidés à faire leur soirée théâtrale ?
– Comment ?
– Dame ! on me les a déjà signalés à la Renaissance et aux Variétés.
– Impossible ! Ils sont ici, aux Bouffes. Il n’y a pas à douter. Voulez-vous que je vous les montre ?
– Merci bien ! J’aime mieux vous croire. Du reste, ils n’ont fait que leur devoir : les grands-ducs devaient bien une visite à Madame l’Archiduc.
Le contrôleur insiste.
– Voyez plutôt ma cravate blanche ! me dit-il.
En effet, la cravate du contrôleur est d’un blanc de gala et tous les employés ont des cravates non moins blanches que la sienne. Le doute est impossible, je cours sur la scène.
On m’y dit que ce matin, en arrivant à son théâtre, M. Comte a trouvé une lettre de la Présidence, lettre dont voici la teneur :
« Leurs Altesses Impériales les grands ducs de Russie désirent assister ce soir à la représentation de Madame l’Archiduc et je viens vous prier de m’envoyer pour eux les loges 23 et 25. Envoyez-moi, je vous prie, ces coupons à l’Elysée.
Colonel d’ABZAC »

Malheureusement une des loges était louée. Que faire ? Pouvait-on raisonnablement renoncer à la présence de personnages aussi augustes ? Ou leur offrir l’avant-scène de droite – ce qui eut été une infraction flagrante aux règles de l’étiquette théâtrale ? Jamais. M. Comte mis tout en œuvre pour retrouver le propriétaire de la loge 23, il le trouva, lui proposa un échange et fut assez heureux pour voir ses négociations couronnées de succès.
Alors il fit mander M. Hubans.
– Vos musiciens ont-ils des cravates blanches fraîches ?
– Pas précisément !
– Qu’on en cherche partout !
Puis de fut le tour du régisseur :
– Mon ami, surveillez vos chœurs et la figuration ! Qu’on se montre à la hauteur de la situation ! Les grands-ducs seront ici ce soir !
Après cela, le directeur des Bouffes fit mettre un tapis dans le couleur du premier étage et il attendit les princes.
Je vais enlever à d’autres directeurs leurs plus chères illusions, mais c’est tant pis ; j’aurais pu laisser croire à ces messieurs qu’ils ont eu chacun l’honneur de posséder pendant un acte ces grands-ducs tant disputés, mais l’histoire – l’impartiale histoire – me fait un devoir de dire la vérité, toute la vérité :
Les grands-ducs sont arrivés aux Bouffes à neuf heures : ils ont applaudi Judic, ils ont applaudis Grivot, ils ont applaudis Perret, mais leur incognito n’a pas été beaucoup mieux gardé que celui de l’archiduc de Millaud, et au troisième acte tous les choristes, hommes et femmes, depuis les basses profondes jusqu’aux soprani légers, chantaient :
Voilà les grands-ducs !
UN MONSIEUR DE L’ORCHESTRE.

Par date
Par œuvre
Rechercher
Partager