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Semaine théâtrale

Le Ménestrel – Dimanche 21 avril 1867

(…)

J’ai à vous parler aujourd’hui de la Grande-Duchesse : ce n’est pas un sujet de semaine sainte, je le sais, et j’aurais dû m’acquitter dimanche dernier de ce devoir folâtre ; mais ma copie s’est égarée à l’imprimerie ; il me faut la refaire, avec huit jours de retard.

Ce n’est pas que la pièce ne puisse attendre : elle est partie pour deux ou trois cents représentations ; ensuite elle fera son tour de France, d’Europe et d’Amérique, comme Orphée aux enfers, la Belle-Hélène, Barbe-Bleue et la Vie parisienne.

L’univers appartient aux opérettes d’Offenbach, et cette fois il a pris le parti de venir au devant d’elles. Entre nous, l’Exposition n’est qu’un prétexte ; les étrangers s’y montreront quelquefois pour sauver les apparences, mais le but sérieux, de leur visite est de venir admirer d’abord l’édition princeps et originale de ces grandes bouffonneries parisiennes.

Je dis « parisiennes, » et pour rien au monde je ne voudrais dire « françaises. » Cette musique n’est pas plus française... que le français de nos vaudevillistes. Elle met en chanson cet esprit curieux, bizarre, un peu frelaté, mais vif et amusant, que je me permettrai d’appeler l’argot parisien, argot qui, depuis dix ans, a pris un crédit merveilleux, et qui fait maintenant les délices d’une certaine portion de la haute société.

Les étrangers qui viennent à Paris, de passage, ont toutes les peines du monde à apprendre le français ; mais cet argot parisien, ils l’attrapent ; avec une facilité singulière, et bientôt ils en jouent mieux que nous.

La société internationale qui afflue et brille à Paris, a contribué pour une part incalculable à la vogue d’Offenbach. Et remarquez que le triomphateur est lui-même un étranger. Sans doute cette musique est bien parisienne, en ce sens que le maestrino n’en aurait pas eu l’idée ailleurs mais elle est ultra et extra-parisienne ; aussi ne suis-je que médiocrement surpris et médiocrement navré, dans mon patriotisme, de la voir ainsi lancée par un Allemand.

Onffenbach a deviné cette veine nouvelle du goût parisien ; il l’a suivie, il l’a servi avec une originalité incroyable. Les gens qui font profession de détester la musique se sont mis à raffoler de celle-là ; et comme il y avait dans le nombre des gens en situation de faire la mode, une pente irrésistible s’est faite de ce côté.

Cette foule ne pense qu’à rire ; mais il s’est trouvé aussi des fanatiques convaincus pour célébrer au grand sérieux les vertus et les puissances de la muse d’Offenbach. Demain il aura ses esthéticiens. Ils vont nous gâter cette toquade, qui avait tout au moins le mérite d’être gaie et de nous reposer de tant d’autres toquades dans la manière noire.

Je prédis à ces docteurs un grand succès : MM. Offenbach, Meilhac et Ludovic Halévy, pourront bien leur pouffer de rire au nez, car ces trois hommes d’esprit ne se font pas d’illusion sur leur mission artistique et littéraire : ils savent fort bien que la vogue qui les porte les laissera tomber un jour à terre, et que dans dix ans il ne sera guère plus question de la Belle Hélène et d’Orphée aux enfers que des Petites Danaïdes, par exemple, qui firent rire à ventre déboutonné nos grands-pères, ou que des bouffonneries de la foire Saint-Laurent, des amphigouris de Collé, du Cabriolet volant, de Gailhava, ou bien de ce Roi de Cocagne, si bien oublié aujourd’hui, et qu’un esthéticien allemand, Wilhelm Schlegel, préférait gravement aux comédies de Molière.

En attendant l’infidélité prévue du public, les trois auteurs unis poursuivent la veine, et rien n’annonce qu’elle doive être de sitôt épuisée. Il me semble même que la musique offenbachienne triomphe plus follement que jamais et bat son plein. Elle n’avait encore rien eu d’aussi gai que le premier acte de la Grande-Duchesse. Pour ma part, j’y ai ri de tout mon cœur. Les autres étaient moins réussis, mais on y a fait des coupures et des améliorations très-heureuses. Le « carillon de ma grand’mère » et le « récit de la bataille, » annoncés d’avance à grand bruit, avaient fait fiasco (on reconnaît bien là les bruits de coulisses !) ; ils sont maintenant supprimés, et le second acte se termine par la reprise de certain trio de conspirateurs tout brûlant et pétillant de verve. On a enlevé une longue et lourde parodie de la bénédiction des poignards : j’en suis ravi, car mon horreur pour les parodies de chefs-d’œuvre est demeurée insurmontable. Maintenant, la pièce file mieux jusqu’au dénouement, et, je le répète, elle est capable de courir tout l’été.

Pour ce qui est de la pièce, qu’il me suffise de vous dire, en quelques lignes, que la jeune grande-duchesse de Gérolstein essaye pendant quatre actes (puisque quatre actes il y a) de faire sauter son bonnet couronné pardessus les moulins sans y réussir. Elle avait tout d’abord élevé au grade de généralissime de ses forces de terre et de mer un simple soldat qui lui paraissait beau sous les armes. Elle l’envoie gagner une bataille, et quand il revient vainqueur et qu’elle l’honore d’une déclaration d’amour très-explicite, l’imbécile ne comprend pas. Il aime une simple Gretchen. Le favori indigne devait d’abord tomber sous le poignard, mais on se contente de le punir en troublant sa nuit de noces. Puis sa souveraine le fait redégringoler du rang de généralissime à celui de simple soldai, et se décide elle-même à épouser un prince de la plus entière laideur. Pour le moment, l’honneur de la couronne est sauvé.

La partition est une des plus lourdes que M. Offenbach ait écrites ; heureusement qu’elle n’est lourde que par la quantité de mélodies très-légères qui s’y trémoussent. Il faut citer au courant, de la plume l’air de Couder : « Pif ! paf ! pouf ! » — le rondeau d’entrée de la grande-duchesse : « Ah ! que j’aime les militaires ! » — les couplets de la « Gazette de Hollande ; » — un chœur très-gentil des filles d’honneur ; — un trio entre Grenier, Couder et Kopp ; — une scène de la déclaration d’amour de la grande-duchesse, certaine ballade au refrain burlesque du troisième acte, etc., etc.

Tout le finale du premier acte, — un fort gros morceau, ma foi ! — est étonnant de verve et de facture ; il commence parles couplets du « sabre de mon père, » couplets qui déjà se fredonnent sur toute la ligne des boulevards.

Il y a bien du talent naturel partout dans cette musique endiablée ; et ce ne sont pas les parodies, les coq-à-l’âne mélodiques, les grosses cocasseries qui font le plus rire. J’en dis autant du livret, où il y a des scènes du meilleur comique et bien des traits du meilleur aloi, jetés pêle-mêle au milieu des farces foraines. Est-il vrai que cet alliage de mauvais goût soit indispensable au succès ? Non ; mais ce ne serait alors que du succès ; et on veut de la vogue, du succès-fou, du succès à tout briser.

Mlle Schneider est toujours l’héroïne accomplie de ces épopées carnavalesques ; sa voix est un peu fatiguée ; sa verve est infatigable ; Mlle Garait est bien gentille, surtout quand elle ne chante pas faux. Dupuis est drôle, mais pas pour quarante mille francs par an. Couder a eu plus de succès que lui ; Grenier aussi le vaut bien ; mais ils ne sont pas ténors ! La mise en scène a pris des développements splendides, qui pourraient bien faire éclater un soir la petite scène des VARIÉTÉS.

(…)

GUSTAVE BERTRAND.

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