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Théâtre des Variétés

Revue et gazette musicale de Paris – 14 avril 1867

LA GRANDE-DUCHESSE DE GÉROLSTEIN,

Opéra-bouffe en trois actes et quatre tableaux, paroles de MM. H. Meilhac et Ludovic Halévy, musique de M. Jacques Offenbach.

(Première représentation le 12 avril 1867.)

C’est une étrange histoire que celle de cette Grande-Duchesse de Gérolstein, dont le nom n’est du reste connu que par un roman célèbre d’Eugène Sue, ce qui nous dispense de chercher l’original de son portrait dans la liste des têtes couronnées du temps passé et encore moins du temps présent. Admettons que c’est un être de fantaisie pure, et que ses domaines royaux figurent sur la même carte que les fiefs de Barbe-Bleue.

La grande-duchesse en question fait la guerre à un voisin puissant, et ses troupes, placées sous le commandement du général Boum, sont sur le point d’entrer en campagne. Tout à coup la princesse arrive au camp pour passer la revue de son armée ; son attention est attirée par un soldat de haute taille et de belle allure ; elle le fait sortir des rangs, l’interroge, et, satisfaite de ses réponses, elle le fait sergent. Le premier pas franchi, le beau soldat Fritz devient en un clin d’œil comte de n’importe quoi et général en chef, aux lieu et place du général Boum, qui se voit forcé de céder à l’ex-troupier son magnifique panache de commandant.

La faveur subite de Fritz lui procure à l’instant même trois ennemis mortels ; et, tandis que la grande-duchesse confie au nouveau généralissime le glorieux sabre de son père, pour inaugurer ses exploits, une conjuration se noue dans l’ombre contre l’odieux favori. Le général Boum, dépossédé de son panache, déteste en lui un rival de gloire ; le chambellan Puck, ancien précepteur de la princesse, l’accuse de lui avoir volé son crédit, et le prince Paul, envoyé par son papa auprès de la grande-duchesse pour l’épouser, le rend responsable des froideurs et des atermoiements de sa future.

Cependant, le général Fritz est parti en guerre, et, à la grande surprise de ses ennemis, il rapporte aux pieds de la grande-duchesse une botte de lauriers assez bizarrement cueillis. Savez-vous comment il est venu à bout des cent mille hommes qui lui étaient opposés ? Il a fait tomber entre leurs mains un immense convoi de vin, et il a attendu qu’ils fussent tous gris pour les rosser et pour demeurer vainqueur, sans effusion de sang, sur le champ de... bouteilles.

La grande-duchesse, enthousiasmée de ce trait de génie, offre à son favori une récompense plus enviable que toutes les dignités dont elle l’a comblé ; mais cet imbécile de Fritz ne la devine pas et lui demande naïvement la grâce de signer à son contrat de mariage avec la petite Wanda, une paysanne qu’il aimait déjà lorsqu’il était simple soldat. La princesse, mortifiée, dissimule son dépit ; mais en secret elle entre dans une conjuration ourdie par les trois ennemis de Fritz. Ils devront le frapper à un signal convenu à l’avance, le Carillon de sa grand’mère, que danse frénétiquement toute sa cour.

Une légende sinistre du château grand-ducal a inspiré aux conjurés le projet de poignarder Fritz dans un corridor attenant à la chambre nuptiale ; ils se sont adjoint de nombreux affidés pour ne pas manquer leur coup, et tous ensemble , après avoir emprunté à la fameuse scène des Huguenots la consécration de leurs poignards, ils les affilent sur des meules que la grande-duchesse leur envoie. Elle-même vient échauffer leur zèle, mais soudain, au nombre des conspirateurs, elle remarque un brave et grand gaillard qui chasse aussitôt de son esprit versatile le souvenir de l’ingrat Fritz. Cet homme superbe est le baron Grog, ambassadeur du papa de son futur dédaigné ; or ce n’est pas avec des courtisans de cet acabit qu’un prince, quelque absurde qu’il soit, peut passer pour un mauvais parti. Aussi la grande-duchesse se décide-t-elle sur-le-champ a épouser le prince Paul, mais en usant toutefois de clémence envers celui qui l’a dédaignée et dont elle ne veut plus la mort : tout renaît donna la joie.

Ne pouvant plus se défaire de Fritz, ses trois rivaux se rabattent sur une mystification qui l’empêche de goûter avec sa femme les douceurs de la première nuit nuptiale. Au moment où il vient de pousser les verrous, ce sont les tambours qui lui donnent une aubade ; à peine les a-t-il congédiés que c’est le tour des trompettes, enfin les clairons retentissent et le malheureux Fritz est obligé d’aller se mettre à la tête de ses troupes pour combattre un ennemi imaginaire, mais en réalité pour tomber dans un piège que lui a tendu le général Boum en l’envoyant attaquer un château où il trouve un mari jaloux qui le prend pour l’amant de sa femme et lui fait un mauvais parti. Roué de coups, il revient et remet à la grande- duchesse le sabre de son père que le bâton du châtelain a réduit à l’état de tire-bouchon. En une minute, le pauvre diable perd tous ses titres, tous ses grades, et le panache du commandement passe de sa tête sur celle du baron Grog. — Ah ! voilà qui fera bien plaisir à ma femme ! s’écrie celui-ci. — Et la grande-duchesse qui apprend du même coup, non-seulement qu’il est marié, mais qu’il a quatre enfants, lui enlève le panache pour le rendre enfin au général Boum.

Drôle d’histoire, comme on voit, que celle de cette grande-duchesse de Gérolstein, mais elle est racontée avec tant d’esprit et de belle humeur qu’il n’y a vraiment pas moyen de s’en formaliser. Si nous en venons maintenant à la musique, nous ne saurions trop féliciter J. Offenbach ; la partition de la Grande-Duchesse est charmante, depuis la première note jusqu’à la dernière. Jamais il n’a eu plus de verve, de gaieté, de jeunesse, et jamais peut-être il n’a fait une part plus large à la grâce et au sentiment. Il nous a semblé, en outre, que son orchestre était traité avec un soin, une finesse de détails d’autant plus méritoires qu’un théâtre de genre ne peut offrir, malgré tous ses efforts, des ressources comparables à celles d’une scène lyrique.

Quoi qu’il en soit, nous avons rarement entendu quelque chose d’aussi complet, d’aussi brillant que le tableau militaire du premier acte. On y a tout applaudi avec enthousiasme, et, ce qui ne se voit pas tous les jours, on y a fait répéter jusqu’à trois morceaux de différents caractères : les couplets du Piff ! paff ! pouff ! chantés par Couderc, c’est-à-dire par le général Boum, et repris par le chœur ; la Chronique de la Gazette de Hollande, chantée par Grenier, le prince Paul, et les couplets du Sabre de mon père, chantés par Mlle Schneider, la grande-duchesse ; ceux-ci sont une de ces trouvailles qui feraient au besoin la réputation d’un compositeur.

Et ce n’est pas tout : il y a encore, dans ce même acte, des morceaux qui, pour n’avoir pas été bissés, n’en sont pas moins de très-bon aloi, par exemple la chanson de Dupuis : Allez, jeunes fillettes, dansez et tournez ; le petit duo de la consigne entre Dupuis et Mlle Garait ; le rondo de la duchesse : Ah ! que j’aime les militaires ; la chanson du régiment, et, brochant sur le tout, dans un finale très- beau, des chœurs pleins d’entrain et de franchise.

Le deuxième acte se passe au palais de la grande-duchesse. Il débute par un très-joli air, celui des billets doux envoyés de l’armée aux quatre demoiselles d’honneur de la princesse par leurs amoureux, et lus par ces dames sur un délicieux motif de valse ; vient ensuite un trio bouffe qui ne sera pas moins remarqué dans son espèce que celui du troisième acte de la Belle-Hélène. C’est d’abord une ballade lugubre qui, par une transition des plus originales, aboutit à une strette étourdissante de verve et d’entrain. Ce morceau, joyeusement chanté par Couderc, Kopp et Grenier, a été redemandé à grands cris par toute la salle.

Citons encore, dans ce deuxième acte, le récit de la bataille en forme de rondo et le duetto de la déclaration entre Dupuis et Mlle Schneider. C’est là que se trouve la plus charmante phrase de la partition : « Dites-lui qu’on l’a remarqué, distingué, » et Mlle Schneider qui la dit à ravir a dû la répéter.

Le finale de la signature du contrat est très-développé ; on y a applaudi de gracieux couplets, finement détaillés par Mlle Schneider, sur la plume qu’elle tient au moment de signer. Le Carillon de ma grand’mère qui le termine est une bacchanale d’un très-grand effet.

La première partie du troisième acte est consacrée à la conjuration ; aussi passons-nous rapidement sur de gentils couplets : « Tout ça, pour que cent ans après, » chantés par Mlle Schneider et par Couderc, pour arriver au quintette : « Sortez de ce couloir, » au formidable chœur des conjurés, panaché de souvenirs de la bénédiction des poignards des Huguenots ; le contraste de ce fragment grandiose avec le refrain des rémouleurs, qui aiguisent leurs fers ébréchés, sur un motif guilleret, est des plus amusants.

Quand tous les conjurés se sont retirés, en souhaitant aux nouveaux mariés, Dupuis et Mlle Garait, une bonne nuit, sous forme de nocturne, commence un duo de situation qui est un des morceaux les plus importants de la pièce. Son effet consiste dans des couplets d’amour continuellement interrompus par les tambours, par les trompettes, qui donnent une aubade au général Fritz, et par l’arrivée de la foule qui l’enlève de la chambre nuptiale.

Un changement de décor nous ramène au camp du premier acte, et là, nous retrouvons les gais refrains des militaires célébrant, le verre en main, le mariage de la souveraine avec le prince Paul. Dans cette deuxième partie, il nous reste à citer la Légende du verre, un bijou, très-bien dite par Mlle Schneider et bissée avec acclamation ; la complainte de Fritz, chantée par Dupuis, et le retour final du Sabre de mon père.

Et encore avons-nous la conscience de n’avoir pas énuméré tout ce qu’on a acclamé et salué de bravos ; mais nous avons pour nous l’excuse d’une première audition et de la hâte d’un premier compte rendu ; mais nous reviendrons plus tard sur cette œuvre empreinte à un si haut point de l’individualité du compositeur.

Mlle Schneider est ravissante dans le rôle de la grande-duchesse ; elle y pétille d’esprit et de grâce piquante ; elle y chante avec un goût exquis, et, de plus, elle y porte à merveille trois robes plus riches, plus brillantes les unes que les autres.

Les beaux yeux de Mlle Garait ne jettent pas moins d’éclat sur le rôle de Wanda que sa voix pure et sympathique.

Dupuis est superbe dans le rôle du soldat Fritz, devenu général ; sa tâche est difficile, et il s’en acquitte en véritable ténor d’opéra-comique.

Les excellents conspirateurs que Couderc, Kopp et Grenier ! Quelles physionomies impayables ils prêtent au général Boum, au chambellan Puck et au prince Paul ! Mais c’est surtout le général Couderc qu’il faut admirer, soit qu’il dégaine à tout moment son sabre pour courir à l’ennemi, soit qu’il remplace l’arome du tabac à priser par l’odeur de la poudre d’un revolver, dont il place les canons sous son nez, après les avoir déchargés en l’air ; c’est le sublime de la fantaisie et de la cascade.

N’oublions pas de mentionner, en finissant, Baron et Gardel qui tirent un très-bon parti de deux rôles secondaires, le baron Grog et l’aide de camp de la duchesse, ainsi que les quatre jolies demoiselles d’honneur de son altesse, Mlles Legrand, Morosini, Véron et Maucourt.

La direction des Variétés a fait des frais considérables de décors et de costumes pour la misse en scène de la Grande-Duchesse de Gérolstein ; elle en sera récompensée par l’affluence du public qui fera, nous n’en doutons pas, à cette pièce un sort pareil à celui de la Belle Hélène et de la Vie parisienne.

D. A. D. Saint-Yves.

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