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Théâtre de la Gaîté

Le Figaro – Jeudi 28 octobre 1875

Première représentation du Voyage dans la Lune, 4 actes et 23 tableaux, de MM. Leterrier, Vanloo et Mortier, musique de M. Jacques Offenbach, décors de MM. Cornil, Fromont et Cheret, ballets de M. Justament.

Les auteurs de l’opéra-féerie représenté à la Gaîté ont emprunté seulement l’idée ingénieuse du canon monstre au voyage de la Terre à la Lune, de M. Jules Verne. Encore, dans la pièce, le canon en question, au départ comme à l’arrivée des trois « voyageurs pour la lune », ne se présente-t-il que de profil, tandis que, dans le roman, la confection et la description du mortier colossal et du boulet creusé en wagon de première classe composent l’originalité du livre et y prennent une fort grande place.

Il faut comparer le merveilleux de la féerie au théâtre à la naïveté du conte qui enchantait La Fontaine et lui faisait désirer de redevenir enfant, avec cette différence toutefois, que le charme du conte est dans le récit qu’en fait le conteur, tandis que, pour devenir un « plaisir extrême », la féerie a besoin de toutes les ressources d’enchantements et de surprises dont la scène dispose, en empruntant à la musique sa voix, à la peinture ses perspectives, à la danse la variété de ses groupes, à l’imagination du costumier la piquante opposition des couleurs.

Quand même il me serait possible de suivre, dans leur évolution fantastique et la plume à la main, les vingt-trois étapes du Voyage dans la Lune, je ne pourrais présenter à vos yeux que le squelette ambulant, un’morto che camine, des vivants tableaux qui font communiquer notre planète avec son satellite au moyen du canon fabriqué par Microscope, le premier ministre et le savant mécanicien de la cour du roi Vlan.

Les procédés de la féerie, au théâtre, ne sont point susceptibles d’être essentiellement modifiés. Quoi que fasse un auteur, homme d’esprit et d’imagination, il lui faudra toujours, dans un panorama changeant de scènes agréablement impossibles, subordonner la marche de l’action à la nécessité d’enfermer dans des cadres splendides, ses génies, ses enchanteurs, ses princes charmants et ses filles de rois amoureuses du premier vagabond qui passe sous leurs fenêtres en toque empanachée et en pourpoint de troubadour.

Mais il est juste de reconnaître qu’en se conformant en cela aux traditions classiques du genre, les trois jeunes auteurs du Voyage dans la lune, ont été assez heureux pour le rajeunir dans la forme. Les compères de la féerie, le roi Vlan, son collègue – comme il l’appelle – le roi Cosmos, le prince Caprice et le grand mécanicien Microcospe, ne se bornent point à faire patienter sur les inévitables lenteurs du machiniste et à donner la réplique aux décors : il leur arrive de dire des choses plaisantes et spirituelles, et, par la comparaison des mœurs et des usages des habitants de la lune avec les nôtres, de faire avec une gaieté communicative une satire toujours piquante et parfois très mordante des vieilles habitudes et des idées nouvelles de notre civilisation, et des folies de date ancienne ou récente dont se compose notre sagesse. En prenant le contre-pied des idées accréditées chez nous sur l’amour, sur la paternité, sur la forme du gouvernement, sur la justice, etc., etc., les auteurs ont fait jaillir de sérieuses vérités du choc d’un paradoxe agréablement présenté. L’idée d’enfermer les médecins pour qu’ils ne puissent communiquer aux gens en bonne santé les maladies dont leur science est approvisionnée, est une de ces bonnes plaisanteries qui gardent un coin de vérité sous l’extravagance. C’est une satire très fine et très forte, dans le tableau du tribunal, que l a fonction de l’avocat unique, tour à tour défenseur et ministère public, selon qu’il parle, à droite, en faveur des accusés, ou qu’il requiert contre eux, à gauche, toutes les sévérités de la loi. Le public a beaucoup ri de la sagesse de nos voisins les lunatiques condamnant des « hommes de peine » aux amours forcés et aux travaux du mariage au fond d’une île déserte d’où les familles riches ou pauvres s’approvisionnent d’enfants. Quant à nous, gens peu avancés de la terre, en fait d’amour, comme le dit sagement le roi Christian, nous sommes pour la vieille routine.

Ces ricochets d’un dialogue divertissant jusqu’à la folie inclusivement, ne comptent, dans le Voyage dans la lune, qu’à titre de détails heureux. C’est le texte des illustrations de cette féerie. Si le roi Vlan, son fils et son ministre se décident à monter en canon pour la lune, vous pensez bien que ce ne peut-être accessoirement avec la pensée de marier, après beaucoup de traverses, le prince Caprice à la princesse Fantasia : les trois hardis explorateurs du monde lunaire sont des commis voyageurs pour le compte de la curiosité des spectateurs de la Gaîté. Ils ne partent point seuls dans le canon-monstre où les a enfermés la science de Microscope, ils ont réservé environ quinze cents places de première au public qui a tenu à être bombardé en leur compagnie jusqu’à la plus prochaine station, c’est-à-dire à 384 mille kilomètres de la terre.

Il s’agissait de faire visiter à ce public, de huit heures du soir à deux heures du matin, l’Observatoire, le haut fourneau, le palais de verre, les galeries de nacre, les jardins du roi Cosmos, le marché aux femmes, l’intérieur d’un volcan éteint soudainement rallumé ; de le faire assister aux divertissement du ballet des Chimères et de la danse des manchons enchantés sous les flocons de neige ; et, comme dernier épisode de ce train de plaisir, de lui donner le spectacle d’un beau clair de terre.

Les auteurs se sont montrés fort galants pour notre planète se levant dans l’atmosphère de la lune ; il fallait la montrer trois fois grosse comme celle-ci : mais le moyen de lui faire faire figure dans l’apothéose finale sans exagérer un peu ? Ils lui ont donné les dimensions qu’aurait le soleil incendiant la rotondité céleste dans laquelle gravite le monde de Mercures en cuisant à la broche.

Mais c’est là un détail de mise en scène décorative où notre grosse vanité terrestre trouve son compte. L’essentiel d’ailleurs est que le public se soit beaucoup amusé des incidents de ce hardi voyage. C’est ce qui est arrivé ; et il est bien capable de répondre deux cents fois de suite à l’appel du roi Vlan disant à la fin du 1er tableau : « Messieurs les voyageurs pour la lune, en canon ! »

L’auteur du ballet de Giselle (un petit chef-d’œuvre), Adolphe Adam, me disait un jour :

« – Ecrire de la musique de ballet, c’est pour moi un délaissement, je laisse courir mon imagination et ma plume ; je note tout ce qui me passe par la tête et me vient sous la main : n’ayant plus la responsabilité de l’homme qui écrit un opéra, je n’ai point de scrupule. C’est pour moi un vif plaisir que suit de près le châtiment car il arrive parfois au public, me prenant au mot et se mettant en tiers dans ma satisfaction, de préférer mes ballets à mes opéras. »

M. Jacques Offenbach écrivant, entre deux opéras, la partition du Voyage dans la lune, s’est donné ce passe-temps agréable, dont me parlait Adam, d’un compositeur s’affranchissant de l’obligation de se surveiller, de se corriger, de s’interdire les divagations, et de couper à l’improvisation la longue queue de sa robe traînante. Le compositeur s’est délassé en semant à profusion, dans cette féerie musicale, couplets, romances, cavatines, duos, morceaux d’ensemble, chœurs, chants et danses, épisodes symphoniques, musique de ballet. Les notes qui alignent, en se serrant, leurs queues microscopiques sur les feuillets démesurément grossis de cette partition légère, pourraient amplement fournir des matériaux à trois opéras. Malgré ces dépenses prodigieuses de rhythmes piqués de la tarentule, je ne ferai point à M. Jacques Offenbach le compliment qui fâchait si fort le pauvre Adam ; je ne préférerai point, en dépit de ses vivacités toujours heureuses et de sa facilité toujours aimable, sa féerie du Voyage dans la Lune à son dernier opéra, par exemple La Boulangère a des écus. La musique écrite par le compositeur sur les vingt-trois tableaux de ses jeunes collaborateurs n’accuse aucune lassitude cela pourrait passer déjà pour un assez joli tour de force ! Acquittant une lourde dette au public qu’il fallait tenir en haleine pendant six heures d’horloge, le musicien, après avoir payé argent comptant, ne pouvait pas faire une si forte somme qu’avec de la monnaie de billon, la monnaie des rhythmes sautillants, frappés, à la vérité, à son effigie, mais quelque peu effacés à force de circuler dans les états de l’opérette. Son excuse est d’avoir prêté sans compter bien des pièces de cette monnaie de cuivre à ses confrères enrichis et peu reconnaissants.

S’il me fallait opérer un triage scrupuleux (cela est-il vraiment bien nécessaire ?) parmi une foule de morceaux qui se suivent, se pressent et même se bousculent pour passer à leur tour en exécutant de spirituelles cabrioles sur les accords bien sonnants d’un orchestre traité avec autant de dextérité que de légèreté, j’exclurais de ce choix les remplissages brillants que l’on a beaucoup fêtés toutefois, de ceux que les pieds du spectateur exécutent à l’unisson des voix et des instruments. Je me bornerais à citer (je ne m’astreins à aucun ordre) la jolie marche des artilleurs ; une foule de couplets dits par Mlle Zulma Bouffar, et qui sont semés dans le rôle du prince Caprice, le duo de la Pomme, un petit air dé la princesse Fantasia, un chœur de gardes d’un très bon sentiment scénique et comique, et, en général, les deux ballets des Chimères et de la Neige, où abonde la grâce de la mélodie sans effort jointe à l’entraînement piquant du rhythme.

Et va s’écrier et se récrier M. Offenbach « ma scène et mes couplets du charlatan, vous n’en dites rien ? C’est là un oubli inconcevable de votre part » C’est, mon cher compositeur, un oubli volontaire. Qu’il vous suffise d’avoir entendu votre scène et vos couplets applaudis par trois mille mains et répétés jusqu’à, trois fois par l’énergique, spirituelle et bouffonne exécution de Zulma Bouffar c’est là plus qu’un salaire de votre peine, c’est un triomphe… Savourez-en la joie, moi, je me tiens à l’écart. Il ne m’appartient pas de barrer avec mon bras un torrent qui envahit tout de ses eaux vaseuses… Je ne suis pas de l’avis de mon patron Beaumarchais : si c’est là l’ivresse musicale du peuple, ce n’est pas la bonne !

Les rôles du Voyage dans la Lune comptent, à un très petit nombre d’exceptions près, des interprètes, qui se sentant portés par un grand succès, jouent de verve ; mais, sur le terrain de la folie, ils n’ont pas dit encore leur dernier mot. Zulma Bouffar chante avec esprit et joue avec intelligence et finesse. Elle a le diable au corps dans la parade du charlatan. Christian, très amusant, ne manquera point de broder de saillies qu’allume l’à-propos, le rôle du roi Vlan. Tissier a du naturel dans le souverain Lunatique Cosmos. Grivot (Microscope) manque souvent l’occasion d’être plaisant. Laurent… que n’imite-t-il la discrétion du Laurent de Tartuffe, qui reste dans la coulisse ? J’ai retrouvé, sous les traits de la princesse Fantasia une élève du Conservatoire, qui a quitté par dépit une carrière plus sérieuse, Mademoiselle Marcus de Beaucourt. Petite voix et petite personne, très avenantes toutes deux. Une ballerine italienne, la signora Fontabella, a vigoureusement et gracieusement dansé dans les deux jolis ballets à la tête du bataillon féminin.

Christian, « suivant l’usage antique et solennel », est venu nommer les auteurs : « La pièce, a-t-il dit, est, pour les paroles, de Messieurs Leterrier, Vanloo et Mortier, et, pour la musique, de Jacques Offenbach. »

Eh quoi ! l’heureux compositeur serait-il mort de joie des suites de son triomphe ? Comme il n’en est rien, grâce à Dieu, je mets sur le compte du roi Vlan cette violence faite à la Postérité. M. Offenbach, qui est un garçon d’esprit, n’aura pas manqué de trouver très mauvaise cette plaisanterie que Christian a cru de voir ajouter à son rôle

Bénédict.

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