Quarante-huit heures à Londres
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Pas très commode, l’entrée dans les coulisses du Théâtre-Français. Le portier, qui est Anglais, lisant fort peu le Figaro, – c’est un tort, – ignorait complétement nos noms. Mais M. Raphaël Félix est arrivé et nous a fait les honneurs de chez lui en vrai gentleman.
On donnait la Grande-Duchesse, succès immense pour mademoiselle Schneider et Dupuis.
Mademoiselle Pradal a droit aussi à une petite mention.
Dupuis ne saura plus parler français lorsqu’il reviendra à Paris ; il entremêle déjà son dialogue de : gin, public house, etc.
Le duc d’Aumale assistait à cette représentation.
M. Raphaël Félix nous fit promettre d’assister le lendemain à la répétition générale de Barbe-Bleue.
Nous vînmes en effet, et nous vîmes le prince de Galles écoutant très-attentivement la musique d’Offenbach et fumant en plein théâtre comme s’il eût été dans son smoking room.
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Le même soir, le vice-roi d’Egypte vint au théâtre Saint-James assister à la dernière représentation de la Grande-Duchesse.
On avait réuni deux avant-scènes du premier étage, côté droit, en une seule loge, pour recevoir le khédive et sa suite. Justement, M. Raphaël Félix, qui avait eu la gracieuseté de nous offrir une baignoire, nous avait placés sous la loge d’Ismaïl. C’était la première fois que nous avions un vice-roi sur la tête : ça ne pèse pas trop.
Pendant les entr’actes, le vice-roi quittait sa loge et allait fumer dans l’appartement de M. Raphaël Félix qui demeure dans le théâtre même.
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Il était clair pour nous que Dupuis et mademoiselle -Schneider, qui ont joué plus de deux cents fois la Grande Duchesse à Paris et qui la jouaient ici pour la dix-septième fois, en avaient pardessus les oreilles. A chaque
instant, il leur échappait, à mademoiselle Schneider surtout, des exclamations, des soupirs.
— Courage, mes enfants, courage !... leur criions-nous de notre baignoire au niveau de la scène. `
— Il en faut !... répondait Dupuis, comme si cela eût été la réplique à la phrase précédente.
— J’en aurai, ajoutait Schneider, mais il m’en reste bien peu !...
Et les Anglais croyaient que c’était dans la pièce.
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Enfin, le rideau tomba sur le dernier acte.
Mais, au moment où le rideau glissait et où les artistes se retiraient vers le fond de la scène en saluant respectueusement, mademoiselle Schneider répéta trois fois :
— Amen ! amen ! amen !...
Les spectateurs rappelèrent deux fois Fritz et la grande-duchesse.
Au dernier rappel, nous nous penchâmes en dehors de notre loge et nous criâmes, de manière toutefois à n’être entendus que de nos deux compatriotes :
— Vive la France !
— Vive la France ! répétèrent Schneider et Dupuis.
Nos quatre nobles cœurs s’étaient compris : rien ne vaut, pour des Français, des applaudissements français.
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Seul, M. Schey ne voulut pas porter de toast. Mais les quinze autres convives – même les dames, s’il vous plait – burent à quelqu’un ou à quelque chose. On but à une seconde Patrie pour M. Raphaël Félix, et au succès de Barbe-Bleue, dont la première représentation avait lieu le lendemain ; on but aux dames, à la presse parisienne, aux souvenirs que chacun pouvait avoir laissés en France, etc., etc.
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J. P. Lafargue.