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Paris l’été

Le Figaro – Dimanche 27 juillet 1879

SARDOU A MARLY
II

La vieille maison de Blouin est restée ce qu’elle était. Sardou a religieusement respecté sa gracieuse façade et la porte d’entrée au-dessus de laquelle deux pots-à-feu, rongés par le temps, restent comme la marque de l’époque. Mais un peu plus loin, le propriétaire actuel a donne libre carrière à sa fantaisie. Une grille monumentale, superbe, qui ne doit s’ouvrir que les jours de grande réception, donne accès dans une large et belle avenue où une double rangée de sphinx gigantesques, en granit, font l’admiration du touriste qui s’arrête, ébloui, devant cette entrée majestueuse. Ces sphinx ont été donnés à Sardou, en 1867, par la Commission égyptienne de l’Exposition universelle, où ils faisaient le principal ornement du palais vice-royal.

A droite de l’entrée se trouve une orangerie, copiée sur le modèle d’un treillage du château de Chantilly. L’orangerie n’est pas terminée, ses murs étant destinés à disparaître complètement sous la verdure, mais c’est précisément une des originalités de la propriété, que tout, dans la pensée du maître, ne s’y trouve encore qu’à l’état de scénario, – si je puis, pour la circonstance, me servir de ce terme purement théâtral.

Le visiteur ne songe qu’à tout admirer, et cela très sincèrement, car la propriété est extrêmement belle ; il fait l’éloge du parc, du potager, de la maison, jusqu’au moment où Sardou l’arrête, en lui disant :
– Il faudra voir cela quand ce sera fini !

Et alors, les desseins du propriétaire se déroulent rapidement et, pour mieux les faire comprendre Sardou mène le visiteur dans certaines allées du parc et dans certains greniers de la maison où se trouvent entassés, classés, rangés par époque et par style, tous les matériaux qui doivent servir, un jour, à embellir encore sa demeure.

Voici d’énormes blocs de marbre rose qui doivent aider à l’établissement d’une pièce d’eau merveilleuse comme Marly n’en a plus vu depuis le Roi-Soleil ;

Voici des modèles en plâtre qui ont été faits pour le château de Versailles et qui feront les principaux ornements du perron monumental que Sardou compte faire construire devant sa maison ;

Voici des boiseries superbes destinées à la galerie-bibliothèque qui se trouvera à l’intérieur ;

Et ces jolis panneaux sculptés blancs et gris, ils décoreront la chambre de Mlle Sardou, quand elle sera grande ;

On circule ainsi à travers une quantité énorme d’objets ou de fragments d’objets, de toute sorte et de toute provenance, représentant les projets que l’esprit toujours en éveil de cet artiste si admirablement doué élabore et remue sans cesse.

En venant de visiter la propriété de Sardou, je me suis d’ailleurs demandé comment l’auteur de Nos Intimes a pu trouver le temps d’écrire ses nombreuses comédies, de les faire répéter, de les mettre en scène. Un homme ordinaire n’aurait certes pas eu assez de toutes ses journées, pour réunir la collection considérable d’antiquités et de curiosités, dénichées chez les marchands de bric-à-brac, dans des quartiers excentriques de Paris, les livres rares du dix-huitième siècle et les gravures introuvables aujourd’hui, dont toutes les pièces de sa maison sont pleines. Mais Sardou a toujours eu le goût des bibelots. On reconnaît bien, dans cet intérieur si éminemment artistique – et c’est à ce titre surtout qu’il m’a paru curieux à étudier – l’auteur dramatique qui veut qu’on soigne ses accessoires. Dès le jour où il a commencé à percer au théâtre et a gagner de l’argent, Sardou s’est mis à- courir les marchands. Il a pressenti, avec bien d’autres d’ailleurs, la grande vogue que les livres du dix-huitième siècle ont aujourd’hui. J’ai vu chez lui un exemplaire des Baisers, de Dorat, en grand papier, avec le titre rouge, qu’il n’a payé qu’une centaine de francs. L’époque à laquelle il a commencé à faire sa bibliothèque était d’ailleurs admirablement propice aux bonnes affaires. Ainsi, il faisait Monsieur Garat, je crois, et il avait besoin d’une chanson. Il s’adressa à un monsieur qu’il connaissait fort peu, mais qu’il avait vu parfois au Théâtre-Déjazet, et qui avait dans sa bibliothèque, les Chansons de Laborde. Il le pria de lui prêter les deux volumes.
— Comment donc, répondit ce monsieur, mais avec plaisir et non-seulement je vous les prête... je vous les donne !

Ce livre – un des plus jolis livres illustrés qui aient jamais été faits – vaut maintenant couramment, trois mille francs dans les ventes. En attendant la galerie qu’il a l’intention de faire faire, la bibliothèque de Sardou remplit, en grande partie, l’étage supérieur de sa maison. Il y a la une douzaine de pièces pleines de livres. Chaque pièce représente une spécialité. Nous avons la chambre des voyages, la chambre des romans, la chambre des classiques, la chambre des philosophes, la chambre de Paris. Partout, d’énormes cartons remplis de gravures rares, de dessins de prix, de plans et de cartes.

Les plans concernant Marly occupent une pièce spéciale.

Avec une patience étonnante, Sardou a recherché et retrouvé tout ce qui concerne l’histoire du pays qu’il habite et dont il raffole. Aussi n’y a-t-il pas, à dix lieues à la ronde, une pierre dont il ne connaisse la provenance. Rien n’est plus intéressant qu’une promenade avec Sardou dans le parc de Marly.

Je me rappelais, en la faisant, une des plus jolies idées d’une pièce à laquelle l’Académicien ne doit songer aujourd’hui qu’en frémissant. Je veux parler du Roi Carotte et de son tableau de Pompéi. La féerie nous transportai aux ruines actuelles, puis grâce au talisman puissant de l’un des personnages – tout s’animait ; les ruines reprenaient leurs formes primitives, les rues retrouvaient leur population en habits de fête ; nous revoyions Pompéi plein de bruit, de danses et de joie.

C’est un peu ce qui se passe quand on chemine avec Sardou à travers ce qui reste de ruines du château de Marly quelques pierre couverts de lierre. Les prairies ont poussé sur l’emplacement des grands bassins de marbre, des bois épais couvrent le salon du grand roi. Mais la parole de Sardou est le talisman qui fait que tout se ranime et semble briller de son ancienne splendeur. Cette parole rétablit tout ce qui n’est plus : le pavillon royal, bâtiment carré à l’italienne, orné de pilastres, tout décoré de fresques, accessible par quatre perrons ornés de sphinx ; le Grand Commun, affecté aux offices et aux cuisines ; la chapelle, le corps de garde, la cascade et ses soixante-trois degrés de marbre rouge et vert, les socles de marbre des Tritons et des Néréides aujourd’hui à Saint-Sulpice, les chevaux de Marly qui dominaient l’abreuvoir, les pavillons des invités, les salles de verdure et les pièces d’eau.

On assiste au lever du roi, au conseil des ministres, à la messe, au dîner, aux chasses, au jeu. On voit Louis XIV faire sa partie de reversis ou de brelan dans ce grand salon où chacun triche à l’envi. Et ce sont des anecdotes amusantes à n’en plus finir, et des dates précises, et une foule de noms cités, et des dessins de plans, avec la canne, sur le sable ! Je n’ai jamais fait de promenade plus sérieusement intéressante !

Nous descendons dans le village de Marly. Ici, le conseiller municipal se révèle. On arrête Sardou pour l’entretenir d’une foule de questions locales du plus vif intérêt. J’apprends, par la même occasion, que M. le maire de Marly reçoit, en ce moment, de nombreux envois de faisans. Il paraît que le Président de la République a l’intention de venir chasser dans la forêt.

Grâce au conseiller Sardou, toutes les illustrations qui ont laissé un souvenir à Marly ont donné leur nom à une voie du village. Nous traversons la rue Rachel et la rue Mélesville. Chacun de ces noms est suivi de deux dates ceux de la naissance et de la mort, excellente idée qu’on devrait bien appliquer aux plaques indicatrices des rues de Paris.

Mais il me reste à passer la revue rapide des autres propriétés de Marly. Un mur du temps de Louis XIV sépare le parc de Sardou de celui qui faisait partie de la maison du docteur Fagon, médecin du roi. Cette propriété historique, où l’abbé Sieyés a demeuré quelque temps, est aujourd’hui au directeur d’un magasin de confections, retiré des affaires.

On voit également du parc de Verduron, la maison blanche à volets verts où habitait Mélesville ; on m’affirme que la fille ou une petite-fille de l’auteur vient encore passer l’été dans une autre maison de Marly. J’y ai aussi rencontré M. Michel Masson qui y vit en famille.

On voit fort rarement M. de Leuven. L’ancien directeur de l’Opéra-Comique mené une vie un peu retirée dans la très jolie propriété qu’il possède.

La maison de Xavier Saintine est maintenant occupée par son gendre, M. Bouillé, de la maison Christophe ; celle de M. de Fauconpret, le traducteur de Walter Scott, est habitée par son fils ; l’ancien prieuré de Saint-Etienne, devenu le chenil du roi sous Louis XIV, et acheté plus tard par Dupuytren, a été laissé par la baronne Dupuytren à sa fille, Mme de Beaumont, qui y passe l’été. Sur la route de Port-Marly, une maisonnette admirablement ombragée abrite la famille de Kératry ; quant à la maison où Rachel a habité pendant deux ans et à celle où la vieille comtesse de Fitz-James mourut brûlée en rangeant sa bibliothèque, on ne les montre plus qu’aux amateurs de souvenirs.

Les promeneurs parisiens connaissent peu la forêt de Marly. Il n’en est pourtant aucune d’aussi belle aussi près de Paris. On s’y croirait au bout du monde. Le paysage y a de faux aspects de savane et de maquis. Je recommande à tous ceux qui aiment les belles excursions de se rendre à Bougival, un jour qu’il fera beau, si cela se peut encore, et là de se faire conduire a Marly, par Louveciennes. Recommander au cocher de s’arrêter sur la route du Cœur-Volant d’où l’on jouit d’une vue adorable sur le village. Descendre à l’abreuvoir, passer devant la propriété de Sardou et entrer dans le val Croye, une merveille incomparable. Profiter du voyage pour se faire conduire au Désert, l’ancienne propriété de Bayard, aujourd’hui à M. Passy, frère de l’ancien ministre. On obtient facilement la permission de visiter le parc, un parc splendide, dans un des sites les plus sauvages de la forêt. La maison seule d’ailleurs vaudrait le dérangement. Elle a été bâtie par M. de Monville, sous Louis XVI, et il paraît qu’on allait la voir en grande curiosité. C’est une colonne cannelée, ébréchée d’en haut ; de grandes lézardes qui semblent faites par le temps, mais qui sont en réalité des fenêtres, complètent l’illusion ; le tout est couvert de lierre. Occasion excellente pour répéter une banalité qui a l’avantage – ou le tort – de fort bien-rendre ma pensée :

« On fait souvent de bien longs voyages pour voir des coins de pays qui ne valent pas celui-là ! »

Un Monsieur de l’orchestre.

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