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La Soirée Théâtrale – La Créole

Le Figaro – Jeudi 4 novembre 1875

Et de trois ! Offenbach vient de compléter sa trilogie. La Créole s’est jouée ce soir, aux Bouffes, devant un public qui rappelait à peu de chose près celui des premières des Variétés et de la Gaîté.

Après son triple coup de feu, Offenbach aurait droit à un peu de repos. Mais cette perspective ne lui sourit que médiocrement.

Après la Boulangère, il se disait :

– Ce n’est pas fini ; j’en ai encore deux à faire passer !

Après le Voyage dans la Lune :

– Il m’en reste encore une !

– Et maintenant ?

– Maintenant je me demande ce que je vais faire de mes soirées.

Je parie pour une quatrième partition avant la fin de l’hiver.

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Le rideau se lève à neuf heures sur un petit décor représentant une petite terrasse du haut de laquelle on domine une petite mer avec de tout petits vaisseaux et une toute petite jetée.

Cela ressemble, en petit, à la villa des falaises perchée sur les hauteurs de Sainte-Adresse où Judic vient, l’été, se mettre au vert.

Les petites femmes aux manches retroussées et aux jupes bariolées, les pêcheurs et les matelots qui forment les chœurs continuent l’illusion.

Mais voilà Daubray qui fait son entrée. Il a un costume de commandant de vaisseau, espèce de Jean Bart éminemment fantaisiste, qui semble indiquer que la pièce se passe au temps de Louis XIV. C’est un costume bien plaisant que celui du commandant Daubray des Feuilles-Mortes. Il a le sabre passé de travers dans une ceinture qui remonte sur l’estomac, la chemise débraillée, le chapeau sur l’oreille c’est la caricature d’un marin, mais – comme caricature – je le trouve réussi.

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La petite étoile du premier acte – une étoile qui se lève – dont tous les Leverriers du feuilleton vont, dès demain, vous signaler la découverte, se nomme Mlle Luce Couturier.

Elle est blonde, mince, fort gentille, douée d’un petit air fort naïf tout à fait agréable, avec de beaux yeux étonnés et une jolie petite bouche qui semble constamment occupée à implorer les sympathies du public.

Mlle Luce est la fille de M. Couturier, l’auteur dramatique, et de Mme Cornélie, qui a eu quelques succès dans la tragédie. Elle est élève de Roger.

Pendant la répétition d’hier, et pendant la première de ce soir, elle était bien émue, mais c’est surtout dans sa loge qu’elle donnait libre carrière à son émotion.

Elle recevait tous ceux qui venaient la complimenter avec de charmantes gentillesses d’enfant, en disant :

– C’est cela, monsieur, encouragez-moi, protégez-moi, j’ai bien peur, allez, mais je suis bien heureuse, bien heureuse !

L’idée que les journaux vont s’occuper d’elle la comble de joie.

La débutante n’a que dix-sept ans !

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Par exemple, un instant, j’ai eu une fière peur.

J’ai cru, au commencement du premier acte, que nous allions assister à une rivalité d’amour entre Mlle Vanghell et M. Cooper.

Mais il n’en a rien été.

Et, franchement, c’eût été dommage !

Ces deux artistes sont bien gentils tous deux et admirablement faits pour s’entendre.

Le costume de mousquetaire rouge lui va du reste fort bien, à Mlle Vanghell, et elle a bien fait de rentrer aux Bouffes par un rôle de travesti.

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Entr’acte. On lorgne beaucoup. Isabelle, bannie du turf, mais restée fidèle aux Bouffes, distribue de nombreux bouquets, et moi, naïf, je me pose la question que voici :

– Pourquoi donc M. Francisque Sarcey se trouve-t-il aux fauteuils d’orchestre ? Que vient-il faire aux Bouffes ?

Chacun sait que M. Sarcey déteste l’opérette. L’opérette n’a pas d’ennemi plus acharné que lui. Toutes les fois qu’il en trouve l’occasion il tire sa rapière et part en guerre contre l’opérette. L’opérette, il est vrai, se ressent à peine de ses coups, mais il continue néanmoins à taper dessus – et à taper ferme.

Seulement, puisqu’il s’ennuie tant à l’opérette, puisqu’il est si scandalisé de l’immoralité de ce genre de spectacle, pourquoi y va-t-il ?

Son feuilleton ne le force pas, après tout, à passer une mauvaise soirée. Les œuvres musicales ne sont pas de sa compétence. Est-ce que par hasard, sa critique ne serait pas toujours impartiale ? Aimerait-il l’opérette et s’y amuserait-il tout comme un autre ? Oh ! mon Dieu, éloignez de moi cette pénible pensée ; ne me faites pas douter de la sincérité de Sarcey !

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Ainsi que je l’ai dit hier, Mme Judic n’entre en scène qu’au deuxième acte de la Créole. Vous comprenez si on l’a bien accueillie.

Hâtons-nous de dire que la diva s’est à peine brunie.

Il suffit de consulter le dictionnaire pour comprendre qu’elle a eu raison.

Créole veut dire personne née dans les colonies américaines de parents étrangers à l’Amérique. Les créoles sont presque toujours blanches.

Le premier costume de Judic a, fait sensation.

C’est un jupon de velours formant éventail derrière et couvert de larges bandes de satin bouton d’or. Seconde jupe relevée en panier en lampas double fond bouton d’or et brochée d’azaléas de couleurs naturelles.

Corsage Louis XIII à manchettes et col Médicis en guipure. Coiffure en crêpe, de Chine blanc, nœud à la créole. Bas de soie couleur chair bordés aux coins de grenades. Souliers de satin bouton d’or ornés d’un bijou.

Bien que tous les journaux aient dit le contraire, je puis affirmer que jamais Judic n’a eu l’idée de refuser un seul de ses costumes. C’est Grévin qui l’a habillée et personne au monde ne l’eût mieux habillée que lui.

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Second entr’acte.

Partout, dans les couloirs, dans le passage, dans les loges, dans les coulisses on fredonne plus ou moins fidèlement la chanson créole de Judic :

Ah ! moi t’aimé,
Moi zamais té quitté.
Toi, cé candelle,
Moi, cé lozeau.
Moi, bulé mon aile
A li zoli zamou.
Ah ! qué mi aimé vous Coro
Carilalo, carilalo !

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Un bibliophile – on rentontre de ces gens-là même aux premières – me raconte qu’Albert Millaud est l’auteur d’un livre paru en 1866 et qui a eu, en bouquinerie, les sorts les plus divers. Il est intitule Fantaisies de jeunesse, et imprimé sur papier saumon.

Au premier acte – non à la première page – se trouve une très curieuse eau forte, où Miliaud est représenté la tête entre ses mains,

Quant aux vers que vous en dirai-je ?
Ce sont des vers faits en un jour
Commencés aux bancs du collège
Et finis en rêvant d’amour.

Il y a des vers de 1861 à une Marguerite, – naturellement Millaud était si jeune !

Ce volume, édité à 3 francs tomba rapidement à quinze sous. Les amateurs l’achètent couramment 10 francs aujourd’hui.

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Il a fallu près d’une demi-heure, ce soir, pour dresser le décor du troisième acte : un vaisseau avec pont, entrepont, canons, mâts, voiles, cordages, gouvernail. Non, parole d’honneur, je ne plaisante pas !

Le commandant Daubray y a, avec son lieutenant Fugère, une petite conversation scientifique où il est question de latitude Nord et de longitude Est, de 45e degré, de bourlinguage, et d’un tas de choses spéciales à la marine.

– L’influence de Jules Verne, a dit mon voisin.

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Le second costume de Judic m’a plu encore davantage que le premier.

C’est une tunique très collante en gros d’Italie d’un blanc mat. Haute écharpe en broché de soie or à rayures orientales à revers de même étoffe garni de franges formant glands. L’écharpe vient se nouer en deux pans tombant jusqu’à terre et retenus par des pierreries.

Sur le corsage, une draperie formée par l’étoffe qui compose en même temps la coiffure.

Bas de soie nuance or, brodés aux coins de fleurs orientales.

Souliers de chevreau, mais ornés d’un bijou.

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On m’affirme que, la pièce finie, M. Comte se serait précipité dans la loge de Judic en lui chantant

Ah ! moi t’aimé,
Moi, zamais té quitté !

Un monsieur de l’orchestre.

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