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La Soirée Théâtrale

Le Figaro – Mercredi 3 novembre 1875

On répète généralement, aux Bouffes-Parisiens, La Créole, dont la première représentation va être l’événement d’aujourd’hui.

En fait de journalistes, je ne vois guère que Millaud dans la salle, mais je crois bien que ce n’est pas comme critique qu’il est là. Quelques amis des auteurs, l’éditeur de la partition. M. Choudens, de rares critiques musicaux, les représentants de la commission d’examen, voilà tout le public.

Offenbach se trouve aux fauteuils d’orchestre. Il est complétement remis maintenant des grandes fatigues que les dernières répétitions du Voyage dans la Lune lui avaient causées, et de force a supporter un nouveau succès.

Sans vouloir commettre la moindre indiscrétion, je puis me permettre de parler de ce qui va être la curiosité de la soirée

L’étoile de la nouvelle opérette, la diva qui en est l’héroïne, la chanteuse pour laquelle Offenbach a écrit sa musique, pour laquelle Millaud a fait son poëme, Judic, la créole, ne paraît pas dans le premier acte.

C’est seulement vers le commencement du second acte qu’elle entre en scène.

Il est vrai qu’une fois qu’elle y est… Mais chut… je veux vous laisser toute la surprise.

L’idée de ne montter le principal personnage qu’au milieu de la pièce n’a rien d’ailleurs de particulièrement hardi.

Molière s’est servi de ce procédé pour Tartuffe, et il ne s’en est pas mal trouvé.

J’ai tout juste le temps d’écrire ces lignes pendant qu’on dresse le décor du troisième acte.

Car il y a, au troisième acte de La Créole, un décor terriblement compliqué et qui a fait pousser des cheveux blancs à M. Comte.

Un décor compliqué aux Bouffes ! C’est un de ces miracles qu’il faut avoir touchés du doigt pour y croire.

Et c’est pourtant ainsi.

Le décor du troisième acte représente un vaisseau.

Oui, vous avez bien lu, un vaisseau.

Comme dans l’Africaine !

L’opéra de Meyerbeer me fournira l’anecdote de la fin.

Une anecdote de circonstance, car il s’agit d’une répétition générale.

Meyerbeer ne voulait à aucun prix que l’on assistât aux répétitions générales de ses opéras.

Lorsqu’il faisait répéter le Prophète la consigne la plus inflexible avait été donnée.

Cependant, au moment où l’ouverture allait être jouée, le maître aperçut dans l’ombre d’une baignoire un chapeau qui avait le malheur d’être rose.

Il se lève et aussitôt le chapeau rose disparaît.

Meyerbeer s’approche de la baignoire et reconnaît Mlle Masson, la cantatrice, la seule qui avait pu fléchir la consigne.

Vous savez, mademoiselle, lui dit-il, que personne ne doit assister à ma répétition gênérale.

Mlle Masson implore. Meyerbeer reste inflexible.

– Mais, après tout, je suis du théâtre ! s’écrie la chanteuse.

– C’est possible seulement vous n’êtes pas de ma pièce ! répond le compositeur.

– Les directeurs non plus ne sont pas de la pièce, et ils y assistent bien !

Meyerbeer paraît ébranlé. Il réfléchit quelques instants, puis, le plus gravement du monde, dit :

– Vous avez raison ! Je vais aviser au moyen de les expulser !

Et, offrant galamment son bras à Mlle Masson, il l’accompagne jusqu’au foyer du chant.

Un monsieur de l’orchestre.

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