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La soirée théâtrale

Le Figaro – Dimanche 7 septembre 1873

A propos de la reprise de Monsieur Choufleuri.

Soir de repos. C’est la première fois cette semaine que j’ai pu aller au théâtre sans apercevoir Francisque Sarcey à l’orchestre ni Blanche d’Antigny dans une avant-scène. Je suis entré un instant à l’Opéra. On rejouait Faust devant un public où dominait l’élément étranger. Devant moi, le ténor Duchesne de l’Opéra-Comique et le basse David de l’Opéra échangeaient leurs impressions sur l’oeuvre de Gounod et son interprétation actuelle. Ces messieurs ne se connaissaient pas du tout. Je les voyais se regarder de temps en temps d’un air qui voulait dire :

– Tiens ! mais il me parait assez bon musicien... mon voisin !

J’ai eu un instant la tentation de les présenter l’un à l’autre, mais j’ai voulu attendre le moment où le ténor Duchesne aurait dit au basse David :

– En somme, la troupe de M. Halanzier est assez bonne, et si ce n’était ce malheureux David...

Et où l’autre aurait répondu :

– Avouez qu’il vaut toujours bien ce pauvre Duchesne ?

Mais ce moment n’est pas venu.

On m’a raconté, à l’Opéra, que M. Léon Achard venait de refuser énergiquement les bottes qu’on lui avait apportées dans la journée pour son costume de Vasco de Gama, qu’il doit revêtir lundi prochain dans l’Africaine.

– Ça... des bottes s’est écrié l’aimable chanteur en imitant Brasseur dans la Vie parisienne.
– Oui, monsieur Achard, a répondu le costumier, tous vos prédécesseurs en ont porté de pareilles.
– Des bottes taillées à jour ?
– Parfaitement.
– Mais cela n’a pas le sens commun ! Vasco de Gama. est un marin, n’est-ce pas ? A preuve qu’il franchit...

Ce géant redouté, ce cap de la Tempête,
Touchant l’enfer du pied et le ciel de sa tête.

Il me faut des bottes de marin, des bottes à l’épreuve des coups de mer ! Remportez-moi cela.

Et il a fallu céder. M. Achard aura ses bottes de marin. Tout pour la couleur locale et par la couleur locale.

La Gaîté encaisse d’excellentes recettes et le nouveau spectacle de la Renaissance s’annonce comme devant attirer un public nombreux.

On m’a donné quelques détails assez amusants sur les premières représentations de Monsieur Choufleuri restera chez lui, ce petit chef-d’oeuvre bouffon que le duc de Morny écrivit, un jour qu’il avait accordé un congé à l’homme d’Etat, en collaboration avec Ludovic Halévy.

Cette plaisante opérette fut jouée pour la première fois sur le théâtre de l’hôtel de la Présidence, devant une réunion d’intimes, parmi lesquels se trouvait Napoléon III, qui n’était pas plus empereur ce soir-là que M. de Morny n’était président du Corps législatif.

Bache – l’un des créateurs de la pièce – ne se montra pas satisfait de la loge qu’on lui avait donnée. Il saisit M. de Morny par un bouton de sa redingote et lui dit familièrement :

– Mon cher ami, faites-moi donc donner une autre chambre... avec quelques biscuits dedans... et une bonne bouteille de vin...

Puis, se tournant vers un valet de chambre :

– Du meilleur, vous savez, lui dit-il, comme si c’était pour vous !

Quelques instants avant le lever du rideau, M. de Morny entra dans les coulisses pour donner à tous les détails de mise en scène le coup d’œil du maître.

S’approchant de ce pauvre Désiré, il lui,demanda s’il avait bien tous ses accessoires.

– Parfaitement, répondit Choufleury qui tremblait déjà d’émotion.

– Surtout vous n’avez pas oublié votre tabatière ?
– La voici !
– Voyons, dit M. de Morny en prenant la tabatière que lui montrait l’artiste... Mais ce n’est pas cela du tout, ajouta-t-il. Songez, monsieur Désiré, que vous jouez dans la pièce le rôle d’un riche bourgeois. Tenez, voilà ce qu’il vous faut !

Et il lui tendit une superbe boite en or, enrichie de toutes les pierreries désirables.

Impossible de faire accepter un cadeau d’une façon plus charmante.

Quant à Léonce, qui jouait madame Balandard en sa qualité de diva, il reçut un magnifique bouquet qu’il porta toute la soirée avec la coquetterie la plus sérieuse.

Ce ne fut du reste pas son seul succès de jolie femme. Un soir aux Bouffes, après la représentation, un provincial naïf lui fit parvenir dans sa loge une invitation à dîner pour le lendemain.

Vous jugez de la stupéfaction du malheureux quand, au lieu de l’être gracieux qu’il attendait avec impatience, il vit arriver un homme, et – circonstance aggravante – un homme dont le nez était agrémenté de lunettes bleues.

UN MONSIEUR DE L’ORCHESTRE.

(...)

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