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Chronique musicale – Réouverture des Bouffes

Le Figaro – Dimanche 6 janvier 1856

Les Bouffes Parisiens ont inaugure samedi dernier la salle Comte. Cette installation est la prise de possession d’un privilège définitif, plus étendu que l’autorisation qui avait momentanément déterminé le genre et limité le personnel aux Champs-Elysées. Le mot opérette est substitué à celui de saynette, et le nombre des acteurs peut être élevé à quatre pour chaque pièce.

La composition du spectacle, pour cette première soirée, comprenait, outre un prologue d’ouverture en vers, de Méry, et un divertissement final trois pièces nouvelles : la Statue de l’Alcade, pantomime ; – Sur un volcan, opérette de Méry, musique d’un débutant, M. Lépine ; – et Ba-ta-clan, chinoiserie musicale, par Ludovic Halévy et Jacques Offenbach.

Tandis que Derruder se désarticulait en Gilles espagnol, les spectateurs prenaient possession de leurs stalles, et admiraient la salle que mon ami G. Bourdin a minutieusement décrite à votre intention dans le Figaro de dimanche dernier : la critique, en ce qui me concerne du moins, a fait comme les spectateurs et avoue humblement qu’elle a manqué à tous ses devoirs envers l’auteur et les interprètes de la Statue de l’Alcade.

En revanche, tout le monde a écouté et applaudi le prologue de Méry, et, plus chaudement que cette agréable fantaisie d’un intarissable improvisateur, une élève du Conservatoire, âgée de 15 ans, mademoiselle Léocadie, qui a dit ces vers ondoyants et faciles avec beaucoup d’esprit et de grâce et des intentions de comédienne.

La critique n’a plus à faire justice de l’opérette Sur un volcan ! Les auteurs se sont condamnés eux-mêmes en retirant leur pièce le même soir. Méry est le grand coupable ; mais dès l’instant qu’il a pris son parti en galant homme, il ne reste plus qu’à fredonner avec René Luguet le refrain de la chanson des Vestes :

Le joli petit four !
Méry vient d’emporter sa veste, etc.

Le public, justement impatienté, n’a écouté que d’une oreille distraite la musique de M. Lépine. C’est dommage ! ça et là, dans cette partition à peine entrevue et un peu brutalement entraînée dans la chute du poëme, j’ai cru remarquer des choses fines et distinguées, et au milieu de ce sable d’or perdu dans la vase, des couplets charmants, dits un peu trop sans façon et du bout des lèvres par mademoiselle Macé.

La soirée avait mal commencé ; il ne restait plus à Offenbach qu’à s’écrier, en parodiant le mot de Desaix à Marengo : « C’est une bataille perdue ! Il s’agit maintenant d’en gagner une autre ; en avant le Ba-ta-clan ! »

Et le Ba-ta-clan a miraculeusement sauvé la fortune du théâtre, déridé le front et éclairci l’humeur farouche du spectateur, qui, ne boudant plus son plaisir, a ri à se tenir les côtes d’un bout à l’autre de cette bouffonnerie insensée. Figurez-vous d’ailleurs une de ces extravagances jetées comme un défi à la raison de l’homme ! un Céleste-Empire composé de quarante-sept magots de paravent, dont le plus chinois est né à Batignolles ! un mandarin abonné à la Patrie et une princesse du sang impérial qui lit les livraisons à vingt centimes du Paul de Kock illustré ! Cette excellente farce est d’un garçon d’esprit, qui croit devoir dérober au public, sous un pseudonyme modeste, un nom qui lui parait difficile à porter. Tant pis et quoi qu’il advienne de notre indiscrétion, restituons à Ludovic Halévy ce que celui-ci n’a fait que prêter à M. Jules Servières.

J’ignore si Jacques Offenbach a gagé secrètement de me faire jouer un rôle ridicule ; mais je commence à m’apercevoir que, depuis les Deux aveugles, le Violoneux et la Nuit blanche, j’ai cessé d’être un critique vis-à-vis de ce compositeur trop constamment heureux jusqu’ici, pour devenir à mon insu le porte-queue de sa jeune renommée. Je fais là un joli métier ! J’en demande bien pardon aux compositeurs sérieux que j’extermine, au lecteur qui s’imagine peut-être que j’enroule des serpents dans ma chevelure et que je dors en grinçant des dents ! Mais pourquoi irais-je donner un démenti à une impression reçue, discuter et condamner ce qui m’a amusé sans honte ? Ba-ta-clan m’a fait rire aux larmes : je le confesse. La musique m’en a semblé mélodieuse, vive, spirituelle, admirablement en scène, et dans cette juste mesure qui n’énerve pas la sensation en la prolongeant : je le dis. Je l’ai entendue deux fois, je me sens disposé à l’entendre encore ; je la trouve on ne peut mieux conçue dans les conditions du genre et admirablement appropriée au tempérament de l’habitué un peu distrait des Bouffes-Parisiens : j’ai le courage de mon opinion. Je donne la préférence à la muse bouffonne, quand elle est en verve et en belle humeur, sur sa sœur du grand répertoire, quand celle-ci ne sait que m’assommer et pourquoi pas ? Je place Cenerentola au-dessus du Prophète, et tout ce qu’il vous plaira avant l’Étoile du Nord : et je ne rougis pas de mes préférences. Quant à ce qui regarde Offenbach, soyez sans inquiétude ! C’est dans la destinée humaine ; un jour ou l’autre, lui aussi, il emportera sa veste, et ce n’est pas moi qui lui ferai grâce d’un seul brandebourg !

Dans le genre de la musique franchement bouffe, et par conséquent en dehors du style tempéré des Violoneux et de la Nuit blanche, Ba-ta-clan est assurément le succès le plus décisif qu’ait obtenu Offenbach jusqu’ici. Cela laisse loin derrière soi les Deux Aveugles, qui n’étaient qu’une excellente charge musicale, un ballon que se renvoyaient le musicien et les interprètes. Le rideau levé, et à partir du premier accord frappé par l’introduction du Ba-ta-clan, la verve du compositeur se soutient jusqu’à la fin sans broncher. Au lieu de choisir, j’aurai plus tôt fait de citer toute la partition le premier quatuor, avec récitatifs et pantomime du chœur ; le duo de Berthelier et de mademoiselle Dalmont, à deux mouvements, valse et polka ; les couplets du soprano ; le duo de Pradeau et de Guyot, terminé par une parodie de la strette italienne sur ces paroles :

Morto, morto !
Etranglato !
Empalato !
Dechirato !

Puis, la Marseillaise chinoise, le fameux chant du Ba-ta-clan ; le trio parodié des grands finales d’opéra : Je suis français ! Il est Français Je demande une chaise ! Il demande une chaise ! et, pour finir, une spirituelle charge du trio des Huguenots, avec un solo de Berthelier, imitant la trompette.

L’exécution du Ba-ta-clan a été excellente et bien assise dès la première soirée. Guyot, dans un rôle marmoréen de conspirateur chinois, est superbe d’impassibilité. Il faut entendre Berthellier exécuter son solo de piston dans le chant du Ba-ta-clan. Comme comédien, c’est toujours cette mesure exquise, ce naturel parfait, cette naïveté qui semble s’ignorer elle-même et qui rappelle aux amateurs de l’ancien théâtre la simplicité et la candeur de Brunet. Mademoiselle Dalmont a trouvé le secret d’être avenante et gracieuse sous son costume de pagode. Mademoiselle Dalmont a une qualité que je prise fort, une grande distinction dans le talent et dans la personne. Sa voix est pure, bien timbrée et agile ; avec cela du charme, du savoir et du goût.

L’empereur Fai-ni-an est représenté par Pradeau avec ce masque rabelaisien et gouailleur qui, rien qu’en s’épanouissant, a le don de mettre le public en gaieté. Je glisse sur les cascades de ce bouffon désopilant le Raca avec accompagnement d’une ruade, les soliloques interrompus par la sonnerie du chapeau chinois ce sont choses qui ne sauraient s’analyser ni se raconter. Cela est fou, cela est absurde, d’accord Mais vous l’avez vu ou vous le verrez, et tout Paris y courra.

B. Jouvin.

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