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Revue bibliographique

Le Figaro – Mercredi 24 janvier 1877

Le Figaro a publié, il y a quelques jours, la préface que notre collaborateur Albert Wolff avait mise au commencement des Notes d’un Musicien en Voyage, par Jacques Offenbach ; le volume nous arrive de chez Lévy et nous nous empressons d’en couper quelques feuillets pour nos lecteurs.

Tout d’abord, il faut dire que M.Offenbach n’a pas la prétention d’avoir découvert l’Amérique et qu’il n’a fait que publier ses impressions à mesure qu’elles se produisaient ; ce sont de véritables notes, détachées d’un carnet d’artiste ; ce qu’il a vu, d’autres ont pu le voir, mais il l’a regardé à sa manière et le rend avec la forme humoristique que la nature lui a donnée ; je trouve, dès les premières pages du livre, au moment où le paquebot l’emporte, cette phrase toute charmante de cœur et de vérité.

Le navire partit et lorsqu’en frôlant la jetée il me laissa pour la dernière fois voir mon fils de près, j’éprouvai une douleur poignante.

Tandis que le navire s’éloignait, mes regards restaient attachés sur ce petit groupe au milieu duquel se trouvait mon cher enfant. Je l’aperçus très-longtemps. Le soleil faisait reluire les boutons de son habit de collégien et désignait nettement à mes yeux l’endroit qu’eût deviné mon cœur…

Notre traversée, sera moins longue que la sienne ; nous voici arrivés à New-York, dans un hôtel de je ne sais quelle avenue ; on se met à table.

Donc vous prenez place. Le garçon ne vous demande pas ce que vous voulez. Il commence par vous apporter un grand verre d’eau glacée ; car il y a une chose digne de remarque en Amérique, c’est que sur les cinquante tables qui sont dans la salle il n’y en a pas une où l’on boive autre chose que de l’eau glacée ; si par hasard vous voyez du vin ou de la bière devant un convive, vous pouvez être sûr que c’est un Européen.

Après le verre d’eau, le garçon vous présente la liste des quatre-vingts plats du jour. – Je n’exagère pas. – Vous faites votre menu en en choisissant trois ou quatre, et c’est ici le côté comique de la chose – tout ce que vous avez commandé vous est apporté à la fois. Si par malheur vous avez oublié de désigner le légume que vous désirez manger, on vous apportera les quinze légumes inscrits sur la carte, tout ensemble. De telle sorte que vous vous trouvez subitement flanqué de trente assiettes, potage, poisson, viande, innombrables légumes, confitures, sans compter l’arrière-garde des desserts qui se composent toujours d’une dizaine de variétés. Tout cela rangé en bataille devant vous, défiant votre estomac. La première fois, cela vous donne te vertige et vous enlève toute espèce d’appétit.

Comparez le confortable de nos hôtels à celui des hôtels américains.

Non seulement on a chez soi des calorifères pour tous les appartements, le gaz dans toutes les pièces, l’eau chaude et l’eau froide en tout temps ; mais encore dans une pièce du rez-de-chaussée sont rangés symétriquement trois jolis petits boutons d’une grande importance.

Ces trois boutons représentent pour l’habitant trois forces considérables : la protection de la loi, le secours en cas d’accident, les services d’un auxiliaire. Tout cela en trois boutons ? Certainement, et il n’y a aucune magie dans cette affaire.

Les trois boutons sont électriques. Vous appuyez sur le premier, et un commissionnaire apparaît pour prendre vos ordres. Vous touchez le second, un policeman se présente à votre porte et vient se mettre à votre disposition. Le troisième bouton vous permet enfin de donner l’alarme en cas d’incendie et d’amener en quelques instants autour de votre maison une brigade de pompiers.

Outre ces trois boutons, vous pouvez encore, si bon vous semble, avoir dans votre cabinet de travail ce qui se trouve dans tous les hôtels, dans les cafés, dans les restaurants, voire même chez les débitants de boissons et de tabac, c’est-à-dire le télégraphe. Quand vous en manifestez le désir, on installe chez vous un petit appareil qui fonctionne du matin au soir et du soir au matin et qui vous donne toutes les nouvelles des deux mondes. Un ruban de papier continu se déroulant dans un panier d’osier vous permet de lire les dernières dépêches de Paris, de la guerre en Orient aussi bien que celles des élections de Cincinnati et de Saint-Louis. A toute heure vous avez la hausse et la baisse de tous pays, vous savez à la minute si vous avez fait fortune ou si vous avez sauté.

Ce n’est pas tout :

Si le grand nombre de cars et d’omnibus qui circulent dans les rues de New-York offre d’incontestables avantages ; il présente des dangers sérieux pour les piétons. Aussi a-t-on établi, aux endroits les plus passants, des traversées en dalles. Un policeman est spécialement chargé de veiller sur ce point à ce que les passants ne soient pas écrasés. Il faut le voir s’acquitter de sa besogne, prendre très paternellement par la main une dame et un enfant, et les conduire du côté opposé de la rue en arrêtant toutes les voitures sur le passage. Cette précaution est très goûtée par les Américaines, qui font des détours considérables pour se faire piloter par l’agent de la force publique.

On m’a expliqué que, si on avait le bonheur de se faire écraser sur les dalles de traversée, on aurait droit à une forte indemnité, mais que si par malheur cette aventure vous arrivait au moment où vous êtes sur le pavé, même tout à côté des dalles, non-seulement vous n’auriez droit à aucune indemnité mais encore le propriétaire de la voiture pourrait exiger de vous des dommages-intérêts pour l’avoir retardé dans sa marche.

Comme on va le voir par le paragraphe suivant, l’Amérique est le véritable paradis terrestre pour les directeurs de théâtres :

Comme il y a très peu de directeurs ayant une situation fixe, les théâtres sont loués pour une saison, pour un mois et même pour une semaine.

Un directeur a le droit de faire trois ou quatre fois faillite il n’est pas déconsidéré pour si peu. Plus il fait de plongeons, plus il revient sur l’eau.

On m’a montré un directeur honoré de six ou sept faillites en me disant :

– Il est joliment habile celui-là. L’hiver prochain, il produira une troupe superbe.

– Mais comment fait-il pour trouver de l’argent ? demandai-je.

– Ce sont les personnes à qui il doit qui lui en prêtent dans l’espoir qu’il fera de bonnes affaires un jour et qu’elles retrouveront tout ce qu’elles ont perdu.

On voit combien le métier est charmant.

C’est au Lyceum Theater que pour la première fois on mit l’orchestre hors de la vue du public, tentative que Wagner renouvelle en ce moment à Bayreuth. On a bien vite trouvé les inconvénients de cette innovation.

D’abord l’acoustique était très mauvaise ; puis les musiciens, entassés dans un bas-fond et ayant trop chaud, se rafraîchissaient comme ils pouvaient. Le premier soir, ce fut un violon qui défit sa cravate et qui déboutonna son gilet. Le lendemain, les altos ôtaient leurs jaquettes et jouaient en manches de chemise. Huit jours après, tous les exécutants se mettaient complètement â leur aise.

Un soir, le public vit tout à coup sortir des dessous du théâtre un léger nuage de fumée. Il y eut une véritable panique.

C’étaient les musiciens qui fumaient !

Cette alerte suffit pour que l’on se débarrassât non pas des musiciens, mais de cette ridicule invention.

Continuons avec Offenbach la visite des théâtres de New-York ; en voici un qui n’a pas son pareil à Paris, ni ailleurs.

Je ne dois pas terminer ces notes sur les théâtres américains sans parler d’une petite salle où j’ai entendu les Minstrels.

Là, il n’y a que des nègres. Les artistes sont nègres, les chœurs sont nègres, les machinistes sont nègres, le directeur buraliste, le contrôleur, l’administrateur, ni homme, ni femme, tous moricauds.

En arrivant au théâtre, j’aperçus un orchestre, nègre, cela va sans dire, qui raclait des airs plus ou moins bizarres. Quelle ne fut pas ma surprise quand je vis que j’attirais l’attention des musiciens. Tous ces messieurs noirs me montraient les uns aux autres. Je n’aurais jamais cru que j’étais connu de tant de nègres et cela ne laissait pas que de me flatter un peu.

Le spectacle était assez drôle, ce qui fit que je restai. Quel fut mon étonnement lorsque, après l’entracte je rentrai dans la salle, de voir la même comédie se renouveler à mon égard, c’est-à-dire les musiciens me désigner les uns aux autres. Cette fois ils étaient blancs, tous blancs comme les fariniers dans la Boulangère. J’étais de plus en plus flatté, mais voyez ce que c’est que la gloire. J’appris que c’étaient les mêmes musiciens et que depuis le directeur jusqu’au dernier machiniste c’étaient de faux nègres, qui se barbouillaient et se débarbouillaient la figure trois ou quatre fois par soir, selon les nécessités de la pièce.

Je trouve parmi différents types de garçons de restaurants une silhouette curieuse photographiée sur le vif :

C’est à Philadelphie que j’eus le plaisir de faire la connaissance de cet original. J’étais arrivé dans cette ville à neuf heures et demie du soir ; mes amis et moi, nous mourrions littéralement de faim. A peine débarqués, nous nous précipitons sur un indigène :

– Un bon restaurant, s’il vous plait ?

– Pétry.

– Allons chez Pétry.

Aussitôt dit, aussitôt fait, et nous voilà attablés. Sans perdre un instant nous faisons notre menu.

– Garçon ?

– Messieurs.

– Donnez- nous d’abord une bonne julienne.

Le garçon fait la grimace.

– Oh ! je ne vous conseille-pas d’en prendre ; les légumes sont bien durs ici.

– Bien… nous nous passerons de potage. Vous avez du saumon ?

– Oh ! le saumon ! certainement nous en avons ; nous l’avons même depuis longtemps.

Il n’est peut-être pas de la première, ni de la dernière fraîcheur.

– Alors un chateaubriand bien saignant.

– Le cuisinier les fait très mal.

– Des fraises.

– Elles sont gâtées.

– Du fromage.

– Je vais le prier de monter. Je le connais. Il viendra tout seul.

– Dites donc, garçon, nous ne devez pas rapporter grand’chose à votre patron ?

– Je tiens surtout à ne pas mécontenter mes clients.

– Si j’étais M. Pétry, je vous flanquerais à la porte.

– M. Pétry n’a pas attendu vos conseils. Je sers ce soir pour la dernière fois.

Sur ces mots, il nous salua très-profondément et nous soupâmes admirablement.

Dans ce pays des libertés on n’a pas même le droit de se pendre.

Un ivrogne se pend. C’est un maladroit. Il se pend mal puisqu’au bout de quelques heures on le fait revenir à la vie. Dès qu’il a repris ses sens, on le traîne chez le juge qui le condamne à six mois de prison. Ordinairement, c’est trois mois. On a doublé la dose en faveur de celui-là parce qu’il y avait récidive ; à la troisième fois, on le condamnerait à mort.

Quant à la réclame et à la façon dont elle est faite là-bas, c’est le comble de la perfection. Exemple :

Les sociétés américaines, qui sortent à tout bout de champ, ont pensé qu’il importait à leur dignité de faire quelque bruit dans le monde. Aussi ont-elles, pour la plupart, des musiques ou des fanfares militaires.

– Mais quelle musique !

J’ai vu à Philadelphie une de ces sociétés en promenade. Drapeaux, bannières, costumes, chars, tout cela est réglé comme une marche dans une féerie avec un luxe décoratif étonnant et souvent de bon goût dans chaque bande militaire qui accompagne les différents groupes de la promenade. Il y avait bien une douzaine de musiciens qui tracassaient des pistons et des trombones et qui marchaient à la queue sur deux rangs très espacés. Le chef d’orchestre s’était placé au milieu et jouait de la clarinette. Derrière lui venaient le triangle, le tambour et la grosse caisse. Jugez quelle harmonie étrange l’accouplement de ces quinze musiciens devait produire. Ce qui me réjouit le plus ce fut de voir la grosse caisse, qui frappait à tour de bras son instrument, s’appliquer à le maintenir dans une position horizontale afin que chacun pût bien voir l’annonce d’un pharmacien qui s’épanouissait en belles lettres noires sur la peau d’âne.

L’étendue de cette revue ne me permet pas de consacrer l’espace que je voudrais aux étrangetés constatées par Jacques Offenbach et que bien d’autres voyageurs ont négligé d’enregistrer ; son oreille de musicien ne devait pas faire grâce à un singulier usage dont voici la
description :

Il ne faut pas avoir l’oreille très délicate quand on voyage en Amérique. On est continuellement persécuté par des sons fâcheux.

Ainsi, à Utica, où nous nous arrêtons quelques minutes pour le lunch, je vois et j’entends, hélas un grand nègre qui frappait sur un tam-tam. Evidemment, il devait jouer des airs à lui ; car il frappait tantôt fort, tantôt avec une vitesse étonnante, tantôt avec une lenteur mesurée. Il mettait dans son jeu, je ne dirai pas des nuances, mais des intentions. J’oubliai de luncher pour examiner ce musicien qui m’intriguait beaucoup. Pendant son dernier morceau, car pour lui ce devait être un morceau, je fus tout yeux et tout oreilles. Il commença par un fortissimo à vous rendre sourd, car il était vigoureux, ce nègre, et il n’y allait pas de main morte. Après ce brillant début, sa musique continua decrescendo, arriva au piano, puis au pianissimo, puis… au silence.

Au même instant le train s’ébranlait, j’eus à peine le temps de mettre un pied sur la marche que déjà il filait à toute vapeur.

Nous arrivons à Albany, où l’on s’arrête pour dîner. Devant le restaurant d’Albany, je trouve un autre grand diable de nègre, à peu près pareil à l’autre et qui jouait également du tam-tam.

– On en met donc partout, pensai-je. Voilà un pays où, l’on aime furieusement le tam-tam.

Ventre affamé n’a pas d’oreilles, dit un de nos proverbes. Je suis désolé de m’inscrire en faux contre un dicton recueilli par la sagesse des nations ; mais malgré mon appétit formidable, la musique de mon nègre me poursuivit pendant tout le repas. Il jouait exactement comme son collègue d’Utica. Son morceau se composait de la même succession du forte, du piano et du pianissimo. Frappé par cette coïncidence singulière, j’allais demander si vraiment les nègres prenaient les soli du tam-tam pour de la musique et si ce qu’on jouait là était leur air national, quand un de mes amis me prévint.

– Ce nègre vous intrigue, me dit-il. Attendez-vous à en voir un semblable à toutes les stations de cette ligne.

– Est-ce une attention délicate de la compagnie ?

– Non, ce sont les restaurateurs qui les entretiennent. Ces nègres, doivent jouer pendant tout le temps que le train reste en gare. Leur musique sert à avertir les voyageurs qui sont entrés dans le restaurant. Tant que le tam-tam résonne à toute volée, vous pouvez rester tranquille ; quand le bruit diminue, c’est signe qu’il faut se presser. Quand il est près de s’éteindre, les voyageurs savent qu’ils doivent se précipiter dans le car qui, comme Louis XIV, n’attend pas, et, ce qui est plus désagréable encore, ne prévient pas.

– Tant pis pour ceux qui manquent le train.

On ne s’attendrait guère à trouver un gros chapitre de l’histoire de France dans les notes du roi de l’opérette. Voici cependant qui va donner à réfléchir à M. Jules Favre qui a tant plaidé pour prouver qu’à défaut du comte de Chambord, la France pourrait trouver un successeur légitime à Charles X. Offenbach a découvert sur les bords du Niagara un concurrent à Naündorff, c’est le dauphin Eléazar :

Sur le bateau qui vous mène à tous les beaux endroits du lac, se trouve un distributeur de prospectus, qui vous force à prendre son petit papier. A Paris, quand un de ces industriels vous offre une réclame, on la prend, parce qu’il faut bien encourager le commerce, mais on a soin de la jeter dix pas plus loin dans le ruisseau. J’eus le bon esprit de ne pas en agir ainsi avec le prospectus que l’on m’avait donné et j’en ai été récompensé. Le papier qui m’avait été mis dans les mains, presque malgré moi, est un document précieux qui peut avoir la plus haute influence sur les destinées de la France.

Ce document commence, il est vrai, par expliquer comme un guide vulgaire les beautés des sites que l’on découvre sur les rives du lac ; mais il contient un passage extrêmement curieux dont je suis heureux de pouvoir donner ici le texte et la traduction.

Je ne donne ici que la traduction :

Howe-Point, près de la bouché du lac, a reçu ce nom en l’honneur de l’idole de l’armée, lord Howe, qui fut tué à cet endroit lors de sa première bataille contre les Français. C’est ici que Louis XVI de France, par l’intermédiaire de deux prêtres français, envoya en exil, en 1795 (sic), son fils, le DAUPHIN ROYAL, âgé de sept ans, et s’entendit avec un chef indien Thomas Williams, pour que celui-ci l’adoptât et le fît passer pour son propre fils. L’Indien lui donna le nom d’ELÉAZAR. Il le fit élever dans, un séminaire et après lui avoir donné le titre de Reverend Eleazar Williams, il l’envoya prêcher pendant de longues années chez les Oneïdes de l’ouest, et plus tard au Verconsin. C’est là qu’il fut visité par le prince de Joinville, qui lui offrit de grandes propriétés en France à la condition qu’il renoncerait AU TRONE DE FRANCE. Ces offres tentantes furent repoussées. Le Révérend préféra conserver tous ses droits de ROI DE FRANCE et rester chez les sauvages. Il continua à leur prêcher l’Evangile jusqu’au jour de sa mort qui eut lieu dernièrement.

Après avoir lu ce récit, aussi émouvant que vraisemblable, je pris des informations et j’appris que le Révérend Dauphin Eléazar avait laissé un fils.

Un prétendant de plus !

Terminons par le récit d’un nouveau supplice spécialement inventé pour les compositeurs ; je les laisse juges de ce qu’a dû souffrir Offenbach :

J’arrivai donc le matin à X***. On donnait le soir la Belle parfumeuse. Je me rendis au théâtre pour faire répéter au moins une fois mon orchestre.

Je m’installe bravement à mon pupitre. Je lève mon archet. Les musiciens commencent.

Je connaissais ma partition par cœur. Quelle ne fut donc pas ma surprise en entendant, au lieu des motifs que j’attendais, quelque chose de bizarre qui avait à peine un air de famille avec mon opérette. A la rigueur, je distinguais encore les motifs, mais l’orchestration était toute différente de la mienne. Un musicien du cru avait jugé à propos d’en composer une nouvelle !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je repris mon archet et je donnai de nouveau le signal de l’attaque à mon orchestre. Quel orchestre ! Il était petit, mais exécrable. Sur vingt-cinq musiciens, il y en avait environ huit à peu près bons, six tout à fait médiocres, et le reste absolument mauvais. Pour parer à toutes les éventualités, je priai tout d’abord un second violon de prendre un tambour et je lui donnai quelques instructions à voix basse. Bien m’en prit, comme on le verra par la suite. Il n’y avait pas de grosse caisse dans l’orchestre ni dans l’orchestration.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quelle représentation ! Il fallait entendre cela. Mes deux clarinettes faisaient des couacs à chaque instant… excepté pourtant quand il en fallait. Dans la marche comique des aveugles du premier acte, j’ai noté quelques fausses notes qui produisent toujours un effet amusant. Arrivées à ce passage, mes clarinettes s’arrêtent et comptent des pauses. Le cuistre qui a orchestré ma musique a écrit ce morceau pour le quatuor seulement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Déjà, à la répétition, j’avais prié messieurs les clarinettes dé jouer n’importe quoi en cet endroit, sachant d’avance que les couacs viendraient naturellement. Mais j’avais compté sans mon hôte. Forts de leur texte, les brigands ont absolument refusé de marcher.

– Nous avons des pauses à compter, nous les compterons. Il n y a rien d’écrit pour nous.

– Mais, messieurs, les couacs que vous faites quand il n’y a pas de pauses, ne sont pas écrits non plus, et cependant vous vous en donnez à cœur-joie.

Impossible, de les convaincre. Voilà pour les clarinettes. Quant au hautbois, c’était un fantaisiste qui jouait de temps en temps quand l’envie lui en prenait. La flûte soufflait quand elle pouvait. Le basson dormait la moitié du temps. Le violoncelle et la contrebasse, placés derrière moi passaient des mesures et faisaient une basse de contrebande. A chaque instant, tout en conduisant de la main droite, j’arrêtais soit l’archet de la contrebasse, soit celui du violoncelle. Je parais les fausses notes. Le premier violon – un excellent violon celui-là, – avait toujours trop chaud. Il faisait une chaleur de quarante degrés dans la salle. Le malheureux voulait toujours s’essuyer le front.

Mais moi, d’une voix émue :

– Si vous lâchez, mon ami, nous sommes perdus

Il posait son mouchoir avec tristesse et reprenait son instrument. Mais la mer de la cacophonie montait toujours. Que de fausses notes !

Heureusement, le premier acte touchait à sa fin.

Un succès d’enthousiasme !

Je croyais rêver.

Tout cela n’est rien auprès du second acte.

Ayant toujours en tête l’orchestration que j’avais écrite, je me tournai à gauche, vers la petite flûte qui devait, d’après mon texte, exécuter une rentrée. Pas du tout, c’était le trombone à droite qui me répondait.

Mes deux clarinettes, fortes en… couacs, avaient à faire, toujours d’après ma partition, un chant à la tierce. Le musicien de l’endroit avait enlevé ce chant aux instruments à archet pour le donner au piston, qui jouait faux, et au basson, qui dormait toujours.

Nous arrivons péniblement au finale. J’étais en nage. Je me disais que nous n’irions pas jusqu’au bout.

Le duo entre Rose et Bavolet marcha cahin caha, mais enfin il marcha. Le finale enchaîne le duo. Comme celui-ci finit en ut, j’ai fait naturellement, pour l’entrée de Clorinde qui attaque en si majeur, la modulation par le do dièze, fa dièze, mi. La basse fait le la dièze. Ma petite marche harmonique avait été orchestrée par le grand musicien de X.. pour les deux fameuses clarinettes, le hautbois qui ne jouait pas et le basson. Diable de basson. Il dormait plus profondément que jamais. Je fais des signes désespérés a son voisin qui le réveille brusquement. Si j’avais su, je l’aurais laissé dormir. Cet animal-là, au lieu d’entonner la dièze, attaque un mi dièze de toute la force de ses poumons. Cinq tons plus haut ! La malheureuse artiste qui joue Clorinde suit naturellement l’ascension naturelle et prend la mélodie également cinq tons plus haut. L’orchestre, qui n’entre pas dans tous ces détails, continue à jouer cinq tons plus bas. On peut juger d’ici de la cacophonie. Je me démenais sur mon pupitre, suant à grosses gouttes, faisant des gestes désespérés, à Clorinde et à mes musiciens. C’est alors qu’une inspiration du ciel vint à mon esprit égaré. J’adressai à mon tambour un signe énergique et désespéré. Il comprit, et il exécuta un roulement ! Ah ! le beau roulement, à casser les vitres, un roulement de trente mesures qui dura jusqu’à la fin du duo et qui escamota Dieu sait combien de fausses notes. Le public n’a certainement pas compris pourquoi, au milieu de la nuit, dans une scène mystérieuse, le tambour se faisait tout à coup entendre avec une telle force et une telle persistance. Peut-être a-t-il vu là un trait de génie du compositeur ? C’en était un en effet, qui m’avait permis de sauver la situation. Je ne puis penser sans frémir aux horreurs antimusicales que ce roulement a si sérieusement dissimulées.

Après cette excentricité, je m’attendais naturellement à un déluge d’injures dans les journaux qui parleraient de la représentation. C’est tout le contraire qui se produisit : des éloges, rien que des éloges sur la façon magistrale avec laquelle j’avais conduit !

Les succès, le talent d’Offenbach, ont dû lui faire bien des ennemis dans le monde, il faut toujours compter avec les envieux et les médiocres, mais je crois que bien peu de haines et de rancunes musicales ne lui pardonneront pas sa renommée en pensant à ce qu’il a dû souffrir pendant cette fatale soirée

Philippe Gille.

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