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La Princesse de Trébizonde

Le Figaro – Mardi 3 août 1869

Bade, 31 juillet 1869.

Si le proverbe : Il n’y a rien de nouveau sous le soleil mérite quelque créance, c’est à Bade surtout qu’il trouve son entière et légitime application. Bade, en effet, c’est la Tibur antique, la résidence aimée des épicuriens d’un autre âge, appropriée au goût moderne et aux exigences d’une civilisation, sinon plus avancée, au moins différente. Elle n’a pas encore trouvé son Horace, mais elle a ses Tibulles et ses Properces. Aux jeux près, on y revit, dans le commerce de ces esprits raffinés et charmants. Encore n’est-il pas bien sûr que, dans les fouilles de la campagne romaine, ou d’Herculanum et de Pompéi, on ne retrouve pas les traces embryonaires [1] de la roulette et du trente-et-quarante !

Je n’ai pas l’outrecuidance de me poser en Robinson d’un coin de terre inconnu. Il y a longtemps que le paradis terrestre est découvert, et depuis cette époque primitive, la côte du premier touriste a fait des petits. Guinot, Brainne et l’ancien Figaro, notre aïeul, ont dit suffisamment aux populations curieuses de far niente ce qu’était cette villégiature choisie entre toutes. Ce qu’on n’a pas dit assez, c’est le caractère particulier d’élégance et de bon ton, de grandes manières et de cant suprême qu’elle a revêtu ; depuis qu’une administration nouvelle, mieux au fait des besoins et des convenances de la grande vie, lui a donné comme une impulsion particulière et, pour ainsi dire, infusé du sang nouveau.

Mais je n’ai pas mission de faire l’apologie ou la critique de Bade, je ne suis pas ici pour m’amuser, comme on dit, et je le regrette, car il y aurait tout un volume à faire avec les amusements que présente cet Eden privilégié.

Je n’y date que de vingt-quatre heures, et j’y ai déjà vécu plus de vingt-quatre ans. Ce seront là des souvenirs pour mes vieux jours. Pour le moment, il faut que je vous conte les aventures de cette adorable Princesse de Trébizonde, inconnue hier, et qui demain, grâce à la musique d’Offenbach, sera, de toutes les princesses, la plus populaire et la plus aimée.

Jusqu’à ce jour, Bade n’avait pas eu de chance avec les œuvres inédites représentées sur son théâtre, succursale obligée de la Conversation ; et pour ne parler que de la Colombe de Gounod, la tentative méritait des encouragements... médiocres.

La Princesse de Trébizonde a changé la veine, et M. Dupressoir tient un numéro sur lequel il peut, sans inconvénient, mettre tout à la masse.

Nuitter et Tréfeu m’en voudraient de déflorer un poëme qui doit recevoir, à partir de septembre, la consécration de Paris, et qui subira sans aucun doute des modifications importantes.

Notre censure un peu prude goûterait mal, je suppose, certaines théories un peu libres sur le pouvoir absolu et sur la manie des décorations ; le public parisien, moins facile et plus exigeant, pourrait accueillir avec froideur un dénoûment par trop naïf enfin, il est bon que madame Thierret jette sur cet ensemble un peu de sa gaieté rabelaisienne et communicative.

Ces réserves faites, la Princesse de Trébizonde est une œuvre qui figurera sans trop de désavantage dans le répertoire des Bouffes-Parisiens. Si le deuxième acte était à la hauteur du premier, il faudrait me battre de verges pour avoir mis dans le concert une note un peu discordante.

Offenbach, lui, n’y a mis que des perles, et s’il a péché quelquefois, cette partition rachète toutes ses défaillances. Il peut se présenter au dernier jugement avec Orphée dans une main et la Princesse de Trébizonde dans l’autre, – il est bien sûr d’être nommé maître de chapelle du bon Dieu. Mais ce sont les élus qui feront une vie !

Qu’on leur joue l’ouverture, le final du premier acte, la chanson à boire et le duo du second, l’air des chasseurs, la ronde nocturne, le concert instrumental, la partition tout entière, en deux mots, et ce ne sera pas assez de la police translunaire pour les tenir en respect.

Comme musique, il y a, dans le premier acte seulement, de quoi défrayer plusieurs opérettes. Certaines prétentions à l’opéra-comique sont heureusement justifiées. Le maestro – qu’il me pardonne cette locution italienne pour désigner un compositeur si éminemment français – n’est pas de ces riches qui serrent toute leur fortune dans un vieux bas ; il faut que tout le monde en profite et fasse danser ses écus avec lui.

La brave et l’excellente troupe que celle des Bouffes ! Avec quel héroïsme tous ces vaillants artistes ont donné ! Du côté des dames, la palme revient à mademoiselle Fonti, dont la voix chaude, les vocalises brillantes, la tenue parfaite, la nature sympathique ont enlevé tous les suffrages. A côté d’elle, mesdames Périer, Raymonde et Bonnelli, se sont fait très vivement applaudir.

Quant aux hommes, ils constituent un ensemble à peu près irréprochable, et je serais aussi malheureux que le jury du Conservatoire à faire un choix entre Désiré, Bonnet et Z. Georges. Quant à Lanjallais, il a tiré d’un rôle ingrat et mal fait à son tempérament artistique tout ce que les auteurs en pouvaient raisonnablement attendre.

L’orchestre était conduit par Offenbach en personne, et c’était merveille de voir ce petit homme, debout au pupitre, conduire avec ce diable au corps qui, au dire de Voltaire, constitue le génie, ce prodigieux orchestre de Bade, le meilleur qu’il soit donné d’entendre sous le soleil... des casinos. Après chaque acte, le compositeur a dû se montrer aux yeux de la foule, idolâtre et subir une avalanche de bravos ; mais, en juge impartial, il a su faire partager à ses interprètes la meilleure part de son succès.

Et quel succès, distribué par un vrai parterre de rois, en ce sens que toutes les royautés, du sang, de l’éloquence, de la fortune, de l’aristocratie, du talent, se trouvaient représentées dans la salle. Nous avons remarqué :

S. A. R. le margrave Max de Bade ; le prince et la princesse de Lippe ; le prince de Furstenberg ; le prince et la princesse Troubetzkoy ; le prince Galitzin ; la belle princesse Souvaroff ; le duc de Rivoli ; le comte de Mosbourg ; M. le baron Pron, préfet de Strasbourg ; le comte et la comtesse Orloff ; la comtesse de Béhague ; le prince Dolgorouky ; le baron de Maltzahn ; le baron de Mulhens ; le baron de Thal ; M. de Plancy ; le comte Gabrielli ; le baron d’Oppenfeld ; M. Boyd ; le baron de Gensau ; M. Auffm’ordt ; le baron de Reischack ; Mlles Waltesse et Nau.

Et parmi nos confrères de la presse parisienne :

MM. Jules Noriac, Alexandre Weill, Tréfeu, Ch. Asseline, Seinguerlet, du Temps, et François Oswald, du Gaulois.

Dans son œuvre, Offenbach semble vouloir passer en revue toute la flore... légumière. Hier, il chantait la truffe ; aujourd’hui, il chante le melon. C’est à donner envie d’être melon soi-même pour être célébré comme ça.

Après le spectacle, M. Dupressoir a réuni dans un souper, à la Conversation, les artistes, les musiciens et les hommes de plume chargés d’envoyer aux quatre coins du monde les échos de cette belle soirée. A chaque service, l’orchestre exécutait une fantaisie sur des morceaux... d’Offenbach. Le maestro buvait du lait, sans préjudice du champagne, pour lequel il me parait avoir une sympathie marquée.

L’amphitryon a toasté, le grand Jacques a toasté, je crois même que j’ai toasté aussi, mais je ne l’affirmerais point, car il est cinq heures du matin, et ma mémoire ne me sert que tout juste pour griffonner ce compte rendu.

Un mot de Noriac, pour finir. Chacun sait que Bade est traversé par un ruisseau-miniature qui s’appelle l’Oos.

– Sais-tu pourquoi l’Oos prend un S ? me dit l’auteur du Cent unième.

Et comme mon embarras faisait de la peine :

– C’est parce qu’il y a deux zéros (00), ajouta-t-il charitablement.

Emile Blavet.

[1Sic.

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