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Paris l’été

Le Figaro – Vendredi 15 août 1879

ETRETAT

Certaines plages de la côte normande doivent avoir leur place dans ces petits tableaux des environs de Paris. Je commence ma courte tournée aux bains de mer par Etretat.

Voilà à coup sûr un des pays les plus pittoresques des bords de la Manche. Il l’est même trop. A force d’avoir été reproduit sur d’innombrables tableaux, il est devenu impossible de décrire, sans se couvrir de ridicule, l’aspect de ses falaises étonnantes où la Nature a ouvert des arcs qu’aucun architecte n’aurait osé concevoir. Peut-on encore parler de la fameuse aiguille qui se dresse dans la mer comme une sorte de menhir gigantesque ? Autant vouloir apprendre aux Parisiens qu’il y un obélisque sur la place de la Concorde !

Je n ai donc pas à m’occuper du cadre, mais uniquement de ceux qui s’y meuvent. Nous voici sur la plage, regardant le Casino, le dos tourné à la mer.

Sur la falaise de gauche, la noblesse du pays, les vieilles familles normandes, sont représentées par les maisons de deux grands propriétaires, le comte d’Escharny et M. de Coubertin.

Sur la falaise de droite, une grande villa en caserne, vient d’être louée par le Daron Alphonse de Rothschild, qui s’y est installé, il y a quelques jours, avec sa famille. On m’assure que l’intérieur de la maison est de beaucoup supérieur à l’extérieur. La propriétaire, la comtesse de Monteaux, collectionneuse enragée et fort habile, y a entassé les bibelots anciens et surtout les vieilles faïences de Rouen. Puis on y jouit d’une vue superbe.

Un peu au dessous de cette villa, dominant les bâtiments de l’excellent hôtel Blanquet, se trouve la propriété de M. le député Paul Casimir Périer, représentant de la Seine-Inférieure en général et d’Etretat en particulier, républicain conservateur ainsi qu’en font foi les quelques affiches, d’un beau rouge, qui se voient encore sur les murs de trois ou quatre maisons de pêcheurs. La propriété est jolie et surtout originale. Elle tient à la fois du chalet suisse, de la maison normande, de la pagode chinoise et du pigeonnier. Le jardin, étant donnée sa proximité de la mer, est le plus beau du pays. La tempête y fait parfois de terribles ravages. On a beau multiplier les coupe-vent pour protéger les fleurs, l’ouragan ne respecte rien : il brise les coupe-vent d’abord et démolit ensuite les corbeilles de géraniums, de bégonias et d’héliotropes.

Entre les falaises, en face de nous, j’ai l’honneur de vous présenter la maison Monge, la demeure de l’ancien maire d’Etretat et celle de M. Faure. Au premier abord, les deux maisons paraissent n’en former qu’une seule on ne sait où commence l’une, ni où finit l’autre. Mais en y regardant de plus près, on reconnaît la villa du baryton aussi opulent que célèbre à une lyre flanquée de deux superbes cornes d’abondance, véritables armes parlantes peintes sur le fronton. La façade est encore décorée de trois médaillons en faïence représentant Shakespeare, Mozart et Molière. La présence de Shakespeare et de Mozart s’explique par les deux rôles d’Hamlet et de Don Juan, mais on se demande à quoi nous devons celle de Molière, à moins que le grand comique soit là comme le troisième au whist, pour faire le mort ?

La villa Faure est très artistiquement meublée beaucoup de faïences et plusieurs excellents tableaux.

A côté des maisons Faure et Monge, une maisonnette, qui a son histoire, est habitée par M. Brizard. Dans le pays, on l’appelle encore la maison Vatinel. Ce Vatinel était un simple pêcheur, superbe gars, solide, l’œil ardent, le teint bronze. Un jour, une Anglaise passe à Etretat.
— Quel est ce beau pêcheur ?
— C’est Vatinel !
— Marié ou célibataire ?
— Célibataire !
— Oâh... je l’épouserais bien... s’il voulait de moâ ?

L’Anglaise avait soixante mille francs de rente. Vatinel voulut d’elle. Une fois marié et riche, il fit construire la petite villa, sur la plage, qui aujourd’hui encore est souvent désignée sous son nom par les pêcheurs, dont l’œil s’allume et dont l’ambition se réveille toutes les fois qu’ils voient passer une Anglaise millionnaire.

Quittons la mer pont nous enfoncer dans le pays.

Sur les falaises qui forment le fond du paysage, la tour de Dollingen et la charmante maisonnette de Mme Doche sont toutes deux vendues ; le château à tourelles et à poivrières du prince et de la princesse Lubomirski est à vendre. Dans l’avenue des Tamaris, sur la falaise également, on me montre l’élégante villa de Mme Bourdin, celle de Mme veuve Beaugrand et celle de M. Lourdel, l’associé de la maison Rouvenat. M. Lourdel, la Providence des pêcheurs d’Etretat, au profit desquels il organise tous les ans des tombolas qui rapportent toujours une somme des plus rondelettes. Enfin, au milieu de toutes ces maisons, il en est une devant laquelle le visiteur devra s’arrêter un peu plus longtemps : la villa Orphée, du maëstro Offenbach.

Maison ravissante, terrasse superbe d’où l’on domine la mer, les falaises, le village, le vallon et jusqu’à la jolie pelouse du château de la Passée, où les jeunes messieurs et les jeunes demoiselles viennent tous les jours, de deux à cinq heures, faire des parties de crockett et de lawn-tennis. Il n’y a pas, dans tout le département de la Seine-Inférieure, de villa plus célèbre que celle-là. Toutes les illustrations en villégiature y ont défilé. Et que de gais souvenirs ! Chaque saison d’été y a vu des fêtes nouvelles : Bals travestis pour lesquels on accourait de Paris en emportant son costume dans sa valise ; représentations théâtrales où les baigneurs d’Etretat jouaient les principaux rôles ; revues de milieu d’année dans lesquelles mon camarade Albert Wolff tenait l’emploi du compère ; concerts monstres, fanfares venues du Havre pour jouer le quadrille d’Orphée dans le jardin ; feux d’artifices que Ruggieri lui-même venait installer ; tombolas, fêtes vénitiennes, festins pantagruéliques, un entrain inimaginable qui se communiquait de la falaise à la plage et finissait par s’étendre sur tout le pays.

En ce moment, Offenbach est revenu des eaux de Wildbad un peu souffrant. Sa maudite goutte le retient au lit pour quelques jours. Mais il est déjà permis de prévoir la fin de l’accès, et le maître pourra sans doute prochainement se remettre à la besogne, c’est-à-dire à la suite de l’orchestration de ses Contes d’Hoffmann et au second acte de sa pièce pour les Folies-Dramatiques, dont il est très satisfait. Il paraît que MM. Chivot et Duru ont donné un pendant fort agréable à Madame Favart et que M. Cantin est d’autant plus décidé à « faire des folies » pour cette pièce que c’est la dernière qu’il montera aux Folies-Dramatiques.

Et maintenant, descendons des hauteurs pour nous enfoncer dans le pays.

Je citerai au hasard de la rencontre :

La propriété de M. Mottet, qui partage avec M. Monge l’honneur d’être « l’ancien maire. » Il paraît que M. Mottet est un homme fort charitable et qu’il a dépensé beaucoup d’argent dans le pays et pour le pays, On n’a pas hésité à lui donner un remplaçant à la mairie. C’est tout naturel.

Voici la Sonnette du Diable, habitée par la veuve d’Anicet Bourgeois. Malgré son nom mélodramatique, la villa est d’un aspect fort gai. Il est vrai qu’elle représente le côté le moins sombre des drames : les droits d’auteur.

Une maison superbe au bout d’une superbe prairie est celle de Mme Dorus Gras, ancienne étoile de l’Opéra, où elle créa notamment le rôle d’Isabelle dans Robert le Diable. Mme Dorus Gras mène, dans sa belle propriété, une vie fort retirée. On ne voit jamais personne dans son beau jardin, ni sur ses vertes pelouses. On m’assure cependant que parfois, a minuit, quand la lune est dans son plein, on voit une ombre blanche errer dans les allées du parc et on entend une voix d’une tristesse infinie chanter l’air de grâce.

Un cottage mystérieux : Sphinx’s Cottage. La maîtresse du logis est une femme mystérieuse. On m’a raconté, avec de grands airs de mystère, qu’elle donnait parfois l’hospitalité à un prince de sang royal. Ne cherchons pas à pénétrer les secrets du Sphinx.

La Chaufferette est l’ancien logis, très coquet, très original, du peintre Poitdevin, un des fondateurs d’Etretat. C’est maintenant M. Achard, l’ex-ténor de l’Opéra-Comique, qui l’habite. A côté de la maison, on a installé une caloge toute tapissée de verdure et qui doit servir de petit salon ou de cabinet de travail. Ces caloges – sortes de bateaux couverts d’un toit et servant aux pêcheurs pour serrer leurs filets et leurs engins de pêche – sont une des originalités d’Etretat. On n’en rencontre, que là. On en voit même une tout en haut de la falaise, mais celle-là manque de toit. Quand, intrigué, on s’informe pour savoir ce qu’on peut faire, à une telle hauteur, d’une caloge sans toit, on vous répond :
— C’est la maison de l’accordeur !

L’accordeur est encore une des gloires locales d’Etretat. Quand l’homme eut l’exécrable idée de créer les pianos, il ne se doutait pas de l’influence néfaste que l’air de la mer a sur ces instruments. L’air et l’humidité ont bien vite raison des pianos sortis des fabriques les plus fameuses. Eh bien ! Etretat a l’immense bonheur de posséder un accordeur de génie qui combat avec succès ces éléments destructeurs. Par exemple, ses séances sont longues et pénibles. Il arrive le matin, au petit jour, et souvent le soir on le trouve encore entrain [1] d’accorder. On lui sert généralement à déjeuner et à dîner pendant qu’il opère. On l’entoure de soins. De son côté, il manie les instruments qu’on lui confie avec une délicatesse incomparable. Ses tours de clefs sont des caresses. Il a sauvé une quantité énorme de Pleyel et d’Erard.

Or, il eut un jour l’originale idée de faire transporter sur un bout de terrain qu’il possédait sur la falaise une caloge qui lui servirait de demeure et d’où il dominerait tous les pianos d’Etretat. Mais on ne se figure pas ce que cela coûte de transporter une caloge à cette hauteur. Quand il s’agit de solder les frais, l’accordeur recula épouvanté. Il n’eut jamais le courage d’aller jusqu’au bout de sa fantaisie, et c’est pourquoi la maison manque de toit.

Outre cet accordeur fameux, Etretat compte encore, en fait d’artistes :

Landelle, qui a une jolie petite propriété avec un charmant atelier dans le pays Lambert, le peintre de ces délicieux petits chats qui font la joie des femmes à toutes nos expositions ; et enfin, en fait de peintres de passage, Boldini, qui y restera juste assez de temps pour collectionner quelques beaux couchers de soleil pour ses adorables tableaux.

J’ai encore rencontré, sur la plage et au Casino, Adrien Decourcelles, Paccini, Weckerlin, qu’on a surnommé la dernière vareuse, parce que seul il se promène encore, à toute heure, soir et matin, avec la vareuse rouge et le béret traditionnel ; Heugel fils, Mme Franck Duvernoy, de l’Opéra, et son mari ; Dica Petit, souriante, charmante, heureuse comme une femme qui est actuellement une des artistes les plus gâtées du Théâtre-Français de Saint-Pétersbourg ; Amédée Bocher et quelques rares boulevardiers, parmi lesquels MM. Picard et Courette, les deux Parisiens les plus gais de la Bourse, les deux boursiers les plus spirituels de Paris.

Mais, en somme, l’élément artistique et amusant, dont les éclats de rire couvraient jadis la grande voie de la mer, diminue d’année en année. Le grand commerce prend le dessus, et l’invasion étrangère s’accentue. Etretat perd un peu de sa bonne gaîté d’autrefois. On potine toujours beaucoup sur la plage, mais avec moins d’entrain qu’il y a quelques années. Les soirs de bal, c’est la société américaine qui domine au Casino. Ce petit Casino est fort intelligemment administré. La troupe y est assez convenable. On y a vu débuter cette année la fille de Mme Ugalde, une agréable personne de seize ans, engagée a l’Opéra-Comique et douée d’un talent plein de promesses. J’engage seulement sa mère, qui est une femme d’expérience, à ne pas lui laisser chanter des airs de grand opéra – comme celui de la folie d’Hamlet – qui sont au-dessus de sa force et lui abîmeront la voix, ce qui serait grand dommage.

Un Monsieur de l’orchestre.

[1Sic.

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